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trice, ou bien donner un coup d’éventail à ce petit vieillard qu’elle voyait au premier rang, ou bien encore se pencher sur Hélène et la chatouiller dans le dos ? »

Pendant une des pauses qui précédaient toujours un nouveau morceau, la porte du parterre, du côté de la loge des Rostow, s’ouvrit avec un léger bruit, pour laisser entrer un retardataire, dont les pas se firent entendre dans l’étroit passage : « Voilà Kouraguine ! » murmura Schinschine. La comtesse Besoukhow se retourna, et Natacha la vit sourire à un superbe militaire, en uniforme d’aide de camp, qui s’avançait dans la direction de sa loge, d’un air à la fois assuré et bien élevé ; elle se rappela l’avoir vu au bal à Pétersbourg. Il y avait du conquérant dans sa démarche, ce qui aurait pu être ridicule s’il n’avait été aussi beau, et si ses traits réguliers n’avaient pas eu une expression avenante et empreinte d’une cordiale bonne humeur.

Bien que la toile fût déjà levée, il avançait tranquillement le long du tapis, en choquant légèrement son sabre contre ses éperons et en portant haut et avec grâce sa tête, à la chevelure parfumée. Jetant un coup d’œil à Natacha, il s’approcha de sa sœur, posa sa main bien gantée sur le rebord de sa baignoire, la salua de la tête, se pencha en avant, et lui adressa tout bas une question, en lui désignant sa jolie voisine :

« Charmante ! » répondit-il en parlant d’elle évidemment, et elle le devina sans l’entendre. Il gagna ensuite sa place au premier rang, et, en s’y asseyant, toucha amicalement du coude ce même Dologhow que les autres traitaient avec une envieuse déférence.

« Comme le frère et la sœur se ressemblent, dit le vieux comte ; ils sont beaux tous deux ! »

Schinschine lui conta à demi-voix l’histoire qui circulait en ce moment à propos d’une intrigue de Kouraguine, et Natacha n’en perdit pas un mot, justement parce qu’il l’avait trouvée charmante.

Le premier acte terminé, le public se leva et ne fit que sortir et rentrer tour à tour.

Boris vint prier les Rostow, dont il accepta les félicitations de la façon la plus naturelle du monde, de vouloir bien accepter l’invitation de sa fiancée d’assister à leur mariage. Natacha causa gaiement avec lui : c’était pourtant ce charmant Boris dont elle avait été éprise autrefois ; mais, dans son état de surexcitation anormale, tout lui paraissait simple et naturel.