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sourde, toujours prête à faire explosion dans un accès de fureur, et aussi inévitable que le coup de feu d’une arme chargée ; toute la matinée se passa dans l’angoisse de ces pressentiments, mais il n’y eut point d’éclat jusqu’à la visite du médecin. Après l’avoir laissé pénétrer chez son père, elle s’assit, un livre à la main, dans le salon, d’où elle pouvait aisément écouter, ou tout au moins deviner, ce qui se passait dans le cabinet.

La voix de Métivier se fit d’abord entendre, puis celle du vieux prince, puis les deux voix s’élevèrent à la fois, et la porte, ouverte avec violence, laissa voir sur le seuil le docteur terrifié, et le vieillard, en robe de chambre, le visage bouleversé par la colère :

« Tu ne le comprends pas, criait-il, et, moi, je le comprends, espion français, esclave de Bonaparte !… hors d’ici ! hors de ma maison !… » Et il referma la porte avec fureur.

Métivier haussa les épaules, s’approcha de Mlle Bourrienne, qui, à ce bruit, était accourue de l’autre pièce, et lui dit : « Le prince n’est pas tout à fait dans son assiette, la bile le travaille, tranquillisez-vous, je repasserai demain. » Puis il sortit du salon, en enjoignant le plus grand silence, pendant qu’à travers la porte on entendait le bruit des pantoufles qui traînaient sur le parquet, et les exclamations réitérées de : « Traîtres ! Espions ! Traîtres partout ! pas un instant de repos ! »

Quelques minutes plus tard, la princesse fut appelée chez son père pour y recevoir l’explosion à bout portant. N’était-ce pas sa faute, à elle, lui dit-il, et à elle seule, si l’on avait laissé entrer cet espion ?… Et la liste qu’il lui avait remise, qu’en avait-elle fait ?… Par sa faute, à elle, il ne pouvait ni vivre ni mourir tranquille !… « Il faut donc nous séparer, nous séparer, sachez-le, sachez-le ! Je n’en puis plus ! » Il sortit un moment de sa chambre, mais, craignant sans doute qu’elle ne prît point cette résolution au sérieux, il revint sur ses pas, en s’efforçant de paraître calme : « Ne pensez pas, ajouta-t-il, que je sois en colère : j’ai bien pesé mes paroles : nous nous séparerons. Cherchez-vous un gîte ailleurs, n’importe où ! » Et, mettant de côté la tranquillité qu’il avait affectée un moment, pour se laisser aller de nouveau à un emportement terrible, il la menaça du poing et s’écria : « Dire qu’il ne se trouve pas un imbécile pour l’épouser ! » Rentrant précipitamment chez lui, il ferma de nouveau la porte avec fracas, fit appeler Mlle Bourrienne, et le silence se rétablit aussitôt dans son appartement.