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— Comme je te comprends ! Et moi, je me souviens, reprit Natacha, qu’une fois, étant toute petite, on m’avait punie pour avoir mangé des prunes, je crois… j’étais innocente, et vous autres vous dansiez… on m’avait laissée seule dans la chambre d’étude… je pleurais, je pleurais de chagrin et sur moi, et sur vous tous qui me faisiez tant de peine !

— Oui, je me rappelle même que je suis allé te consoler, et que je ne savais comment m’y prendre… nous étions très ridicules alors !… Je possédais un petit bonhomme à grelots, dont je t’ai fait cadeau à cette occasion.

— Te rappelles-tu aussi, poursuivit Natacha, bien avant cela, lorsque nous étions hauts comme la main, notre oncle nous a appelés dans son cabinet, il y faisait sombre, et tout à coup nous y avons vu…

— Un nègre ! acheva Nicolas avec un joyeux sourire. Certainement, je le vois comme s’il était là, et j’en suis encore à me demander si c’était un songe, une réalité ou un conte bleu inventé à plaisir.

— Il avait des dents blanches et nous regardait de ses yeux noirs.

— Vous le rappelez-vous, Sonia ?

— Oui, oui, mais bien vaguement.

— Papa et maman m’ont pourtant toujours assuré qu’il n’y a jamais eu de nègre chez nous… Et les œufs, te rappelles-tu les œufs que nous roulions à Pâques, et le jour où deux petites vieilles grimaçantes sont sorties du parquet, et se sont mises à tourner autour de la table ?

— Oui, oui, et papa qui, avec sa fourrure sur le dos, tirait des coups de fusil sur le perron… tu ne l’as pas oublié non plus ?… » Et ainsi défilaient l’un après l’autre devant eux, non pas les mélancoliques souvenirs de la vieillesse, mais ces doux et innocents tableaux de la première enfance, qui se perdent dans un vague lointain plein de poésie et flottent entre la réalité et le songe.

Sonia rappela aussi comme elle avait eu peur de Nicolas, à cause des brandebourgs de sa jaquette, et que sa bonne lui avait assuré que sa robe en serait un jour garnie de haut en bas :

« C’est alors qu’on m’a raconté que tu étais venue au monde sous un chou, dit Natacha… Je n’osais pas dire que c’était faux, mais cela me préoccupait beaucoup ! »

Une porte s’ouvrit à ce moment, et une femme, s’écria, en passant sa tête par l’entre-bâillement :