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« Nikita, va, je t’en prie… où pourrais-je bien l’envoyer ?… Ah ! va me chercher un coq quelque part, et toi, Micha, apporte-moi de l’avoine.

— Un peu d’avoine ? demanda gaiement Micha.

— Va, va donc vite ! dit le vieux.

— Et toi, Fédor, donne-moi un morceau de craie ! »

Arrivée ensuite à l’office, elle fit préparer le samovar, bien que ce ne fût pas encore l’heure du thé ; elle avait envie d’exercer son pouvoir sur le sommelier Foka, l’homme le plus morose, le plus grincheux de tous leurs serviteurs. Il n’en crut pas ses oreilles et s’empressa de lui demander si c’était bien sérieux :

« Ah not’ demoiselle ! » murmura Foka en faisant semblant de se fâcher.

Personne ne donnait autant de commissions aux domestiques, personne ne les envoyait de tous côtés, comme Natacha. Dès qu’elle en apercevait un, elle s’ingéniait à lui trouver de la besogne : c’était plus fort qu’elle. On aurait dit qu’elle essayait sur eux sa puissance, qu’elle tenait à voir si l’un d’eux ne s’aviserait pas un beau jour de se révolter contre sa tyrannie, et pourtant c’étaient ses ordres qu’ils exécutaient toujours avec le plus d’empressement : « Et maintenant que ferai-je ? Où aller ? » se dit-elle en enfilant le long corridor, où le bouffon venait à sa rencontre : « Nastacia Ivanovna qu’est-ce que je mettrai au monde ?

— Toi ? des puces, des cigales et des grillons, c’est sûr !

— Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, se dit Natacha, toujours la même chose, toujours le même ennui, où me fourrer ? » Sautant lestement de marche en marche, elle monta au second et entra chez Ioghel. Deux gouvernantes y étaient en train de causer avec M. et Mme Ioghel ; le dessert, composé d’un plat de quatre mendiants, était posé sur la table, et l’on discutait vivement sur la cherté de l’existence à Moscou et à Odessa. Natacha s’assit un instant, écouta d’un air pensif et se leva : « L’île de Madagascar !… Ma-da-gas-car ! » murmura-t-elle en scandant chaque syllabe, et elle sortit sans répondre à Mme Schoss, qui était fort intriguée de sa mystérieuse exclamation. Rencontrant Pétia et son menin, fort occupés tous deux du feu d’artifice qu’on devait tirer à la tombée de la nuit :

« Pétia ! lui cria-t-elle, porte-moi jusqu’au bas !… » Et elle sauta sur le dos de Pétia, en lui enlaçant le cou de ses deux mains, et ils arrivèrent ainsi, l’un portant l’autre, en gambadant et en galopant jusqu’à l’escalier.