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« Et si vous veniez vous-même chez moi ? qu’en pensez-vous ?… Affaire sûre, marche !… Le temps est humide, vous vous reposeriez, et on ramènerait la jeune comtesse plus tard. » Sa proposition fut acceptée avec joie, et l’un des gardes fut dépêché à Otradnoë pour y chercher un droschki, pendant que la société, conduite par le « petit oncle », entrait dans ses domaines et était reçue, à l’entrée principale de sa maison, par les quatre ou cinq serviteurs mâles de toute taille qui composaient son service particulier. Une dizaine de femmes, vieilles et jeunes, se montrèrent aussitôt à une porte de derrière, attirées par la curiosité qu’excitait la vue des cavaliers. L’apparition de Natacha, d’une dame à cheval, y mit le comble ; aussi, n’y résistant plus, elles s’avancèrent toutes pour l’examiner de près, et les plus hardies allèrent jusqu’à la regarder dans le blanc des yeux, en faisant tout haut leurs remarques, comme si elles avaient devant elles un être surnaturel, qui ne pouvait ni les entendre ni les comprendre.

« Vois donc, Arina, elle est assise de côté, tandis que sa robe flotte. Et la corne donc, la corne !

— Seigneur Dieu !… et ce couteau encore !

— Comment ne tombes-tu pas ? » dit l’une d’elles, plus hardie que ses compagnes, en s’adressant directement à Natacha.

Le « petit oncle » descendit de cheval devant le perron en bois de sa rustique habitation, qui était enfouie au milieu d’un jardin inculte, et, jetant un regard à ses gens, leur commanda de s’éloigner ; chacun d’eux ayant reçu les ordres nécessaires pour que rien ne manquât à ses hôtes et à leur équipage de chasse, ils se dispersèrent aussitôt.

Se tournant vers Natacha, il l’enleva de dessus sa selle et lui offrit la main pour l’aider à monter les quelques marches vermoulues de l’escalier. Dans l’intérieur de la maison, dont l’aspect général était loin de briller d’une propreté irréprochable, les grosses poutres des murs n’étaient pas même dissimulées comme d’habitude par une couche de chaux, et l’on devinait aisément qu’un des moindres soucis des habitants de cette demeure était d’en faire disparaître les taches et les souillures qu’on y voyait de tous côtés. Une odeur fade de pommes fraîchement cueillies remplissait un étroit vestibule, où quelques peaux de loup et de renard étaient suspendues.

On traversait ensuite une petite salle à manger meublée d’une table à pliants en bois rouge et de quelques chaises, pour gagner le salon, dont le principal ornement consistait en