Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/94

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Et Pierre regarda affectueusement la princesse par-dessus ses lunettes.

« Ah ! mon ami, oubliez les torts qu’on a pu avoir envers vous ; pensez qu’il est votre père et qu’il est à l’agonie. » Elle soupira : « Je vous aime comme mon fils, fiez-vous à moi, je veillerai à vos intérêts. »

Pierre n’avait rien compris, mais encore une fois il se dit : « Cela doit être ainsi, » et il se laissa emmener. La princesse ouvrit une porte et entra dans une petite pièce qui servait d’antichambre. Un vieux serviteur des princesses, assis dans un coin, y tricotait un bas. Pierre n’avait jamais visité cette partie de la maison. Anna Mikhaïlovna s’informa de la santé de ces dames auprès d’une fille de chambre, à laquelle elle prodigua les « ma bonne » et les « mon enfant ».

Celle-ci, qui portait une carafe d’eau sur un plateau, enfila un long couloir dallé et fut suivie par la princesse. La première chambre à gauche était celle de l’aînée des nièces. Dans son empressement à y entrer, la servante laissa la porte entrebâillée, si bien que Pierre et sa conductrice, en y jetant involontairement les yeux, surprirent la nièce aînée causant avec le prince Basile. À la vue des deux visiteurs, ce dernier se rejeta en arrière avec un geste marqué de contrariété, tandis que la princesse, se précipitant sur la porte, la referma avec violence. Cet accès de colère, si opposé au calme habituel de son maintien, et l’inquiétude extrême qui se peignait sur le visage du prince Basile étaient si étranges, que Pierre s’arrêta court, interrogeant son guide du regard ; la bonne dame, qui ne partageait pas sa surprise, répondit par un soupir et un sourire :

« Soyez homme, mon ami ; c’est moi qui veillerai à vos intérêts. »

Et Anna Mikhaïlovna doubla le pas.

C’est moi qui veillerai à vos intérêts ! Que voulait-elle dire ? Pierre n’y comprenait rien, « mais cela doit sans doute être ainsi, » se disait-il. Le corridor aboutissait à une grande salle mal éclairée attenante au salon de réception du comte. Quoique richement décoré, ce salon était d’un aspect sévère ; Pierre le traversait habituellement lorsqu’il rentrait par le grand escalier. Une baignoire, qu’on y avait oubliée, s’y étalait au beau milieu ; l’eau en dégouttait tout doucement et mouillait le tapis. Un domestique, et un sacristain tenant un encensoir s’approchaient doucement des nouveaux venus, qu’ils n’avaient pas aperçus. Le salon d’à côté s’ouvrait sur un jardin d’hiver ; deux énormes