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Lorrain plissa ses lèvres, et fit solennellement un geste négatif avec son index :

« Cette nuit au plus tard ! » dit-il tout bas, en souriant orgueilleusement à sa propre science, qui lui permettait de si bien préciser la situation de l’agonisant.

Le prince Basile ouvrit la porte de la chambre de la princesse aînée. Il y faisait presque nuit : deux petites lampes brûlaient devant les images, et il s’en exhalait une douce odeur de fleurs et de parfums. Une foule de petits meubles, de chiffonnières et de guéridons de toutes formes l’encombraient, et l’on entrevoyait à demi cachées par un paravent les blanches couvertures d’un lit très élevé.

Un petit chien aboya.

« Ah ! c’est vous, mon cousin ! »

Elle se leva, en passant la main sur ses bandeaux, si constamment et si correctement lisses, qu’on aurait pu les croire fixés sur sa tête par une couche de vernis.

« Qu’y a-t-il ? dit-elle, vous m’avez effrayée !

— Il n’y a rien. C’est toujours la même chose, mais je suis venu causer affaires avec toi, Catiche, » lui dit le prince.

Et il s’assit avec lassitude dans le fauteuil qu’elle avait occupé.

« Comme tu as chauffé ta chambre ! Voyons, assieds-toi là, et causons.

— Je croyais qu’il était arrivé quelque chose… »

Et elle se mit en face de lui, toute prête à l’écouter avec son air impassible et dur.

« J’ai essayé de dormir, mais je ne peux pas.

— Eh bien, ma chère ? » dit le prince Basile qui lui prit la main et qui ensuite l’abaissa graduellement, selon son habitude…

Ces quelques mots devaient faire allusion à bien des choses, car le cousin et la cousine s’étaient entendus sans rien se dire.

La princesse, dont la taille était longue, sèche et disgracieuse, tourna lentement ses yeux gris à fleur de tête et sans expression, et les fixa sur lui ; puis elle secoua la tête, soupira et reporta son regard vers les images. Ce mouvement pouvait s’interpréter de deux manières : c’était de la douleur et de la résignation, ou bien de la fatigue et l’espoir d’un prochain repos.

Le prince Basile le comprit ainsi.

« Crois-tu donc que je ne m’en ressente pas aussi ? Je suis