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bien, et elle ne dira rien à maman. Nicolas l’annoncera lui-même et il ne pense pas à Julie… »

Puis elle lui donna encore un baiser, et Sonia se releva d’un bond, les yeux tout brillants de nouveau, de joie et d’espérance. C’était bien véritablement un charmant petit chat, qui semblait guetter le moment favorable pour retomber doucement sur ses pattes et s’élancer à la poursuite du peloton avec lequel, comme tous ceux de sa race, il savait si bien jouer.

« Tu le crois ? bien vrai, tu le jures ? dit-elle vivement, en réparant le désordre de sa robe et de sa coiffure.

— Je te le jure, » répliqua Natacha, en lui rattachant une boucle de cheveux échappée de ses longues nattes. « Eh bien, allons chanter la Source, s’écrièrent-elles en riant, allons !

— Sais-tu que ce gros Pierre, qui était en face de moi, est très drôle, dit tout à coup Natacha en s’arrêtant. Oh ! que je m’amuse !… »

Et elle s’élança dans le corridor. Sonia secoua le duvet attaché à sa jupe, glissa les vers dans son corsage et la suivit à pas précipités, les joues tout en feu.

Comme on le pense, le quatuor de la Source eut un grand succès. Nicolas chanta ensuite une nouvelle romance :

Phœbé rayonne dans la nuit,
Je rêve à toi, mon cœur s’enfuit
Vers ton cœur, ô mon adorée ;
Je rêve que tes doigts charmants
Font vibrer la harpe dorée…
Mais que m’importent ces doux chants,
Et ces appels de mon amante,
Si ses baisers ne viennent pas
Devancer sur ma lèvre ardente
Le baiser glacé du trépas ?

Il n’avait pas fini, que l’orchestre placé dans la galerie donna le signal de la danse, et la jeunesse s’élança au milieu d’un pêle-mêle général.

Schinchine venait d’accaparer Pierre, qui était pour lui un morceau friand tout fraîchement débarqué, et il se lançait dans une ennuyeuse dissertation politique, lorsque Natacha entra dans le salon, et marchant droit vers Pierre :