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bituelle de sa sieste : aussi faisait-il son possible pour vaincre le sommeil qui le gagnait, et il riait à tout propos. La jeunesse, entraînée par la maîtresse de la maison, s’était groupée autour du piano et de la harpe. Julie, cédant aux instances générales, exécuta sur ce dernier instrument un air avec variations, et se joignit ensuite au reste de la société, pour prier Natacha et Nicolas, dont on connaissait le talent musical, de chanter quelque chose. Natacha, toute fière d’être traitée en grande personne, était cependant fort intimidée.

« Que chanterons-nous ? demanda-t-elle.

La Source, répondit Nicolas.

— Eh ! bien, commençons ! Boris, venez ici ! Où donc est Sonia ? »

S’apercevant de l’absence de son amie, Natacha s’élança hors de la salle à sa recherche et courut à la chambre de Sonia. Elle était vide : dans le salon d’étude, personne ! Elle comprit alors que Sonia devait se trouver sur le banc du corridor. Ce banc était le lieu consacré aux douloureux épanchements de la jeune génération féminine de la famille Rostow. Il n’y avait pas à en douter. Sonia s’était effectivement jetée sur le banc, où elle pleurait à chaudes larmes, dans sa vaporeuse toilette rose, qu’elle froissait sans y prendre garde ; ses petites épaules décolletées étaient convulsivement secouées par des sanglots, et elle pressait contre un coussin rayé et sale, propriété de la vieille bonne, son visage caché dans ses mains. La figure de Natacha, jusque-là si animée et si joyeuse, perdit son air de fête : ses yeux devinrent fixes, les veines de son cou se gonflèrent et les coins de sa bouche s’abaissèrent.

« Sonia, qu’as-tu ? Qu’est-il arrivé ? Oh ! oh ! » s’écria-t-elle.

Et à la vue des pleurs de Sonia elle se mit, de son côté, à fondre en larmes.

Sonia essaya, mais en vain, de relever la tête pour lui répondre. Elle enfonça davantage sa figure dans le coussin. Natacha s’assit près d’elle en l’entourant de ses bras, et, parvenant enfin à maîtriser son émotion, elle se leva à demi en s’essuyant les yeux.

« Nicolas part dans une semaine, balbutia-t-elle : l’ordre du jour a paru, il est imprimé ; il me l’a dit lui-même. Mais je n’aurais pas pleuré malgré cela, ajouta-t-elle en montrant un papier qu’elle tenait à la main et sur lequel Nicolas lui avait écrit des vers. Mais c’est que tu ne peux pas me comprendre,