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C’était le moment qui précède l’annonce du dîner, ce moment où personne ne tient à engager une conversation, dans l’attente de la zakouska[1]. Cependant la politesse vous y oblige, ne fût-ce que pour déguiser votre impatience. Les maîtres de la maison regardent la porte de la salle à manger et échangent entre eux des coups d’œil désespérés. De leur côté, les invités, qui surprennent au passage ces signes non équivoques d’impatience, se creusent la tête pour deviner quelle peut être la personne ou la chose attendue : est-ce un parent en retard, ou est-ce le potage ?

Pierre venait seulement d’arriver, et s’était gauchement assis dans le premier fauteuil venu qui lui avait barré le chemin du milieu du salon. La comtesse se donnait toute la peine imaginable pour le faire parler, mais n’en obtenait que des monosyllabes, pendant qu’à travers ses lunettes il regardait autour de lui, en ayant l’air de chercher quelqu’un. On le trouvait sans doute fort gênant, mais il était le seul à ne pas s’en apercevoir. Chacun connaissait plus ou moins son histoire de l’ours, et cet homme gros, grand et robuste excitait la curiosité générale ; on se demandait avec étonnement comment un être aussi lourd, aussi indolent, avait pu faire une pareille plaisanterie à l’officier de police.

« Vous êtes arrivé depuis peu ? lui demanda la comtesse.

— Oui, madame, répondit-il en regardant à gauche.

— Vous n’avez pas vu mon mari ?

— Non, madame, dit-il en souriant mal à propos.

— Vous avez été à Paris il n’y a pas bien longtemps ; ce doit être très intéressant à visiter ?

— Très intéressant. »

La comtesse jeta un regard à Anna Mikhaïlovna, qui, saisissant au vol cette prière muette, s’approcha du jeune homme pour animer, s’il était possible, la conversation ; elle lui parla de son père, mais sans plus de succès, et il continua à ne répondre que par monosyllabes.

De leur côté, les autres invités échangeaient entre eux des phrases comme celles-ci : « Les Razoumovsky… cela a été charmant !… Vous êtes bien bonne… la comtesse Apraxine… » lorsque la comtesse se dirigea tout à coup vers l’autre salon, et on l’entendit s’écrier :

« Marie Dmitrievna !

  1. Hors-d’œuvre et eau-de-vie servis avant le dîner. (Note du traducteur.)