Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/70

Cette page a été validée par deux contributeurs.


« C’est affreux, c’est affreux, murmurait-elle, mais malgré tout je remplirai mon devoir jusqu’au bout. Je reviendrai pour le veiller ; on ne peut pas le laisser ainsi…, chaque seconde est précieuse. Je ne comprends pas ce que ses nièces attendent. Dieu aidant, je trouverai peut-être moyen de le préparer… Adieu, mon prince, que le bon Dieu vous soutienne !

— Adieu, ma chère, » répondit négligemment le prince Basile.

« Ah ! son état est terrible, dit la mère à son fils, à peine assise dans sa voiture ; il ne reconnaît personne.

— Je ne puis, ma mère, me rendre compte de la nature de ses rapports avec Pierre.

— Le testament dévoilera tout, mon ami, et notre sort en dépendra également.

— Mais qu’est-ce qui vous fait supposer qu’il nous laissera quelque chose ?

— Ah ! mon enfant, il est si riche, et nous sommes si pauvres !

— Cette raison ne me paraît pas suffisante, je vous l’avoue, maman…

— Mon Dieu, mon Dieu, qu’il est malade ! » répétait la princesse.


XVII

Lorsque Anna Mikhaïlovna et son fils avaient quitté la comtesse Rostow pour faire leur visite, ils l’avaient laissée seule, plongée dans ses réflexions et essuyant de temps en temps ses yeux pleins de larmes. Enfin elle sonna.

« Il me semble, ma bonne, dit-elle en s’adressant d’un ton sévère à la fille de chambre qui avait tardé à répondre à l’appel, que vous ne voulez pas faire votre service ; c’est bien ! je vous chercherai une autre place ! »

La comtesse avait les nerfs agacés ; le chagrin et la pauvreté honteuse de son amie l’avaient mise de fort mauvaise humeur, ce qui se traduisait toujours dans son langage par le « vous » et« ma bonne ».

« Pardon, madame, murmura la coupable.

— Priez le comte de passer chez moi. »