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mère, ni moi, ne lui demanderons rien et n’accepterons jamais rien de lui ! »

Pierre fut quelque temps avant de comprendre ; tout à coup il saisit vivement, et gauchement comme toujours, la main de Boris, et rougissant de confusion et de honte :

« Est-ce possible ? s’écria-t-il, peut-on croire que je… ou que d’autres… ?

— Je suis bien aise de vous l’avoir dit ; excusez-moi. Si cela vous a été désagréable, je n’ai pas eu l’intention de vous offenser, continua Boris en rassurant Pierre, car les rôles étaient intervertis. J’ai pour principe d’être franc… Mais que dois-je répondre ? Viendrez-vous dîner chez les Rostow ?… »

Et Boris, s’étant ainsi délivré d’un lourd fardeau et tiré d’une fausse situation en les passant à un autre, était redevenu charmant comme d’habitude.

« Écoutez-moi, dit Pierre tranquillisé, vous êtes un homme étonnant. Ce que vous venez de faire est bien, très bien ! Vous ne me connaissez pas, c’est naturel… il y a si longtemps que nous ne nous étions vus… encore enfants… Donc, vous auriez pu supposer… je vous comprends très bien ; je ne l’aurais pas fait, je n’en aurais pas eu le courage, mais tout de même c’est parfait. Je suis enchanté d’avoir fait votre connaissance. C’est vraiment étrange, ajouta-t-il en souriant après un moment de silence, vous avez pu supposer que je… et il se mit à rire. — Enfin nous nous connaîtrons mieux, n’est-ce pas ? je vous en prie… » et il lui serra la main. Savez-vous que je n’ai pas vu le comte ? Il ne m’a pas fait demander… il me fait de la peine comme homme, mais que faire ?… Ainsi, vous croyez sérieusement que Napoléon aura le temps de faire passer la mer à son armée ? »

Et Pierre se mit à développer les avantages et les désavantages de l’expédition de Boulogne.

Il en était là lorsqu’un domestique vint prévenir Boris que sa mère montait en voiture ; il prit congé de Pierre, qui lui promit, en lui serrant amicalement la main, d’aller dîner chez les Rostow. Il se promena longtemps encore dans sa chambre, mais cette fois sans s’escrimer contre des ennemis imaginaires ; il souriait et se sentait pris, sans doute à cause de sa grande jeunesse et de son complet isolement, d’une tendresse sans cause pour ce jeune homme intelligent et sympathique, et bien décidé à faire plus ample connaissance avec lui.

Le prince Basile reconduisait la princesse, qui cachait dans son mouchoir son visage baigné de larmes.