Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/66

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Rostow était authentique. Il avait, de concert avec ses camarades, attaché l’officier de police sur le dos de l’ourson !

De retour depuis peu de jours, il s’était arrêté chez son père, comme d’habitude. Il supposait avec raison que son aventure devait être connue et que l’entourage féminin du comte, toujours hostile à son égard, ne manquerait pas de le monter contre lui. Malgré tout, il se rendit le jour même de son arrivée dans l’appartement de son père et s’arrêta, chemin faisant, dans le salon où se tenaient habituellement les princesses, pour leur dire bonjour. Deux d’entre elles faisaient de la tapisserie à un grand métier, tandis que la troisième, l’aînée, leur faisait une lecture à haute voix.

Son maintien était sévère, sa personne soignée, mais la longueur de son buste sautait aux yeux : c’était celle qui avait feint d’ignorer la présence d’Anna Mikhaïlovna. Les cadettes, toutes deux fort jolies, ne se distinguaient l’une de l’autre que par un grain de beauté, qui était placé chez l’une juste au-dessus de la lèvre et qui la rendait fort séduisante. Pierre fut reçu comme un pestiféré. L’aînée interrompit sa lecture et fixa sur lui en silence des regards effrayés ; la seconde, celle qui était privée du grain de beauté, suivit son exemple ; la troisième, moqueuse et gaie, se pencha sur son ouvrage pour cacher de son mieux le sourire provoqué par la scène qui allait se jouer et qu’elle prévoyait. Elle piqua son aiguille dans le canevas et fit semblant d’examiner le dessin, en étouffant un éclat de rire.

« Bonjour, ma cousine, dit Pierre, vous ne me reconnaissez pas ?

— Je ne vous reconnais que trop bien, trop bien !

— Comment va le comte ? Puis-je le voir ? demanda Pierre avec sa gaucherie habituelle, mais sans témoigner d’embarras.

— Le comte souffre moralement et physiquement, et vous avez pris soin d’augmenter chez lui les souffrances de l’âme.

— Puis-je voir le comte ? répéta Pierre.

— Oh ! si vous voulez le tuer, le tuer définitivement, oui, vous le pouvez. Olga, va voir si le bouillon est prêt pour l’oncle ; c’est le moment, » ajouta-t-elle, pour faire comprendre à Pierre qu’elles étaient uniquement occupées à soigner leur oncle, tandis que lui, il ne pensait évidemment qu’à lui être désagréable.

Olga sortit. Pierre attendit un instant, et, après avoir examiné les deux sœurs :