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« Combien de fois ne vous ai-je pas prié de ne jamais toucher aux objets qui m’appartiennent ! Vous avez une chambre à vous. »

Et là-dessus elle prit l’encrier des mains de Nicolas.

« Un instant, un instant, dit Nicolas en trempant sa plume dans l’encrier.

— Vous ne faites jamais rien à propos : tout à l’heure, vous êtes entrés comme des fous dans le salon, et vous nous avez tous scandalisés. » En dépit, ou peut-être à cause de la vérité de sa remarque, personne ne souffla mot, mais il y eut entre les quatre coupables un rapide échange de regards. Véra, son encrier à la main, hésitait à s’éloigner.

« Et quels secrets pouvez-vous bien avoir à vos âges ? C’est ridicule, et ce ne sont que des folies !

— Mais que t’importe, Véra ? dit avec douceur Natacha, qui se sentait ce jour-là meilleure que d’habitude et mieux disposée pour les autres.

— C’est absurde ! J’ai honte pour vous ! Quels sont vos secrets, je vous prie ?

— Chacun a les siens, et nous te laissons en repos, toi et Berg, reprit Natacha en s’échauffant.

— Il est facile de me laisser tranquille, puisque je ne fais rien de blâmable. Mais, quant à toi, je dirai à maman comment tu te conduis avec Boris.

— Natalie Ilinischna se conduit très bien avec moi, je n’ai pas à m’en plaindre.

— Finissez, Boris ; vous êtes un vrai diplomate ! »

Ce mot« diplomate », très usité parmi ces enfants, avait dans leur argot une signification toute particulière.

« C’est insupportable, dit Natacha, irritée et blessée. Pourquoi s’accroche-t-elle à moi ? Tu ne nous comprendras jamais, car tu n’as jamais aimé personne ; tu n’as pas de cœur, tu es Mme de Genlis, et voilà tout (ce sobriquet, inventé par Nicolas, passait pour fort injurieux) ; ton seul plaisir est de causer de l’ennui aux autres : tu n’as qu’à faire la coquette avec Berg tant que tu voudras.

— Ce qui est certain, c’est que je ne cours pas après un jeune homme devant le monde, et…

— Très bien, s’écria Nicolas, tu as atteint ton but, tu nous as dérangés pour nous dire à tous des sottises ; allons-nous-en, sauvons-nous dans la chambre d’étude !… »

Aussitôt tous les quatre se levèrent et disparurent comme une nichée d’oiseaux effarouchés.