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ils l’ont lâché dans la Moïka, l’ourson nageant avec l’homme de police sur son dos.

— Ah ! ma chère, la bonne figure que devait avoir cet homme ! s’écria le comte en se tordant de rire.

— Mais, c’est une horreur ! Il n’y a pas là, cher comte, de quoi rire, » s’écria Mme Karaguine.

Et, malgré elle, elle pouffait de rire, comme lui.

« On a eu toutes les peines du monde à sauver le malheureux… et quand on pense que c’est le fils du comte Besoukhow qui s’amuse d’une façon aussi insensée ! Il passait pourtant pour un garçon intelligent et bien élevé… Voilà le résultat d’une éducation faite à l’étranger. J’espère au moins que personne ne le recevra, malgré sa fortune. On a voulu me le présenter, mais j’ai immédiatement décliné cet honneur… ! J’ai des filles !

— Où avez-vous donc appris qu’il fût si riche, demanda la comtesse en se penchant vers Mme Karaguine et en tournant le dos aux demoiselles, qui feignirent aussitôt de ne rien entendre. Le vieux comte n’a que des enfants naturels, et Pierre est un de ces bâtards, je crois ! »

Mme Karaguine fit un geste de la main.

« Ils sont, je crois, une vingtaine. »

La princesse Droubetzkoï, qui brûlait du désir de faire parade de ses relations et de montrer qu’elle connaissait à fond l’existence de chacun dans le détail le plus intime, prit à son tour la parole et dit à voix basse et avec emphase :

« Voici ce que c’est… ! La réputation du comte Besoukhow est bien établie : il a tant d’enfants, qu’il en a perdu le compte, mais Pierre est son favori.

— Quel beau vieillard c’était, pas plus tard que l’année dernière, dit la comtesse, je n’ai jamais vu d’homme aussi beau que lui !

— Ah ! il a beaucoup changé depuis… À propos, j’allais vous dire que l’héritier direct de toute sa fortune est le prince Basile, du chef de sa femme ; mais le vieux, ayant de l’affection pour Pierre, s’est beaucoup occupé de son éducation, et a écrit à l’Empereur à son sujet. Personne ne peut donc savoir lequel des deux héritera de lui à sa mort, qu’on attend d’ailleurs d’un moment à l’autre. Lorrain est même arrivé de Pétersbourg. La fortune est colossale… quarante mille âmes et des millions en capitaux. Je le sais pour sûr, car je le tiens du prince Basile lui-même. Le vieux Besoukhow m’est aussi