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plierai ! » Son cœur battait avec violence à la pensée de le revoir : « Il m’écoutera, me relèvera, me remerciera ! Il me dira : « Je suis heureux de pouvoir faire le bien et réparer les injustices ! »…

Et il passa, sans faire la moindre attention aux regards curieusement dirigés sur lui.

Un large escalier montait du perron au premier étage ; à droite était une porte fermée, et sous la voûte de l’escalier une autre porte, qui conduisait au rez-de-chaussée.

« Qui demandez-vous ? lui dit-on.

— C’est une supplique à remettre à Sa Majesté, répondit Nicolas d’une voix tremblante.

— Veuillez alors passer de son côté. »

À cette invitation faite avec indifférence, Rostow s’effraya de son entreprise ; la pensée de se trouver inopinément face à face avec l’Empereur était si séduisante et si terrible à la fois, qu’il était presque sur le point de s’enfuir, mais le fourrier de la chambre lui ouvrit la porte et le fit entrer chez l’officier de service.

Un homme de taille moyenne, de trente ans environ, en pantalon blanc, en bottes fortes, qui venait de passer une fine chemise de batiste, se faisait boutonner ses bretelles par son valet de chambre :

« Bien faite et la beauté du diable ! » disait-il à quelqu’un dans la pièce voisine. À la vue du jeune homme, il fronça le sourcil et se tut.

« Que désirez-vous ? Une supplique ?…

— Qu’est-ce que c’est ? demanda une voix dans l’autre chambre.

— Encore un pétitionnaire ! répondit celui qui s’habillait.

— Dites-lui d’attendre, remettez-le à plus tard. Il va sortir, il faut l’accompagner.

— Demain, demain, il est trop tard à présent… »

Rostow fit quelques pas vers la porte :

« De qui est la supplique, et qui êtes-vous ?

— Du major Denissow.

— Mais vous, qui êtes-vous ? un officier ?

— Le comte Rostow, lieutenant.

— Quelle hardiesse ! La supplique aurait dû être remise par votre chef. Partez vite, partez vite !… »

Et il reprit sa toilette interrompue.

Rostow sortit ; le perron était envahi par une foule de géné-