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civil, mais un militaire et son ancien ami. Rostow regardait les Français d’un air maussade et les salua avec raideur.

Gelinski, nullement satisfait de l’apparition de ce Russe, ne lui fit aucun accueil. De son côté, Boris faisait mine de ne point s’apercevoir de la gêne qu’il avait ainsi introduite dans leur cercle, et s’efforçait de ranimer la conversation. Un des hôtes s’adressant, avec une politesse toute française, à Rostow qui gardait un silence opiniâtre, demanda s’il n’était pas venu avec l’intention de voir l’Empereur Napoléon.

« Non, je suis venu pour affaire, » répondit brièvement Rostow.

Sa mauvaise humeur, accrue par le déplaisir évident qu’il causait à son ami, lui fit supposer que tous le regardaient également de travers. Ce n’était du reste que trop vrai : sa présence les gênait, et à cause de lui, la conversation languissait.

« Que font-ils ici ? » se demanda-t-il à lui-même.

« Je sens que je suis de trop, dit-il à Boris, laisse-moi te conter mon affaire, et je m’en vais.

— Mais non, reste ! Si tu es fatigué, va te reposer un peu dans ma chambre. »

Ils entrèrent dans la petite pièce où couchait Boris. Nicolas, sans prendre même la peine de s’asseoir, lui déroula, d’un ton irrité, toute l’affaire de Denissow, et lui demanda carrément s’il pouvait et voulait remettre sa supplique au général, pour être transmise à l’Empereur. Pour la première fois, le regard de Boris lui produisit un effet désagréable : Boris, en effet, les jambes croisées, regardait de côté et d’autre, et ne prêtait qu’une vague attention à son ami ; il l’écoutait comme un général écoute le rapport de son subordonné :

« Oui, j’ai entendu conter beaucoup de choses de ce genre, l’Empereur est très sévère à ce sujet. Il vaudrait mieux, à mon avis, ne pas la faire parvenir jusqu’à Sa Majesté, et l’adresser tout simplement au chef du corps d’armée ; ensuite, je crois que…

— C’est-à-dire que tu ne veux rien faire, dis-le-moi tout net ! s’écria Rostow avec irritation.

— Au contraire, je ferai ce que je pourrai. »

Gelinski appela Boris à travers la porte.

« Vas-y, vas-y… » dit Nicolas, et, refusant de prendre part au souper, il resta dans la petite chambre, qu’il se mit à arpenter dans tous les sens, au bruit animé des voix françaises.