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squelette en sortit pâle, maigre, nu-pieds, marchant sur des béquilles, et regardant les nouveaux venus avec envie. Notre hussard jeta un coup d’œil dans la salle, et vit des malades et des blessés couchés par terre sur de la paille, ou sur leurs manteaux.

« Peut-on entrer ? demanda-t-il.

— Il n’y a rien à voir, » répliqua le chirurgien ; mais, cette réponse ne faisant qu’aiguillonner sa curiosité, Rostow entra dans les chambres des soldats. L’odeur y était encore plus âcre et plus violente, car c’était là le foyer même de l’infection.

Dans une longue salle, exposée à un soleil ardent, étaient alignés, la tête contre le mur et laissant un passage au milieu, les blessés et les malades, dont la plupart avaient le délire et ne s’inquiétaient guère des survenants. Les autres, relevant la tête en les voyant entrer, tournèrent vers eux leurs figures de cire, sur lesquelles on lisait l’espérance d’un secours providentiel, et une jalousie involontaire à la vue de la bonne mine de Rostow. Celui-ci s’avança jusqu’au milieu de la chambre, et portant au loin, par les portes entr’ouvertes, son regard jusque dans les sections voisines, il n’aperçut partout que le même spectacle sinistre, qu’il considéra en silence. À ses pieds, presque en travers du passage, gisait un malade, un cosaque sans doute, facile à reconnaître à la coupe de ses cheveux ; les jambes et les bras écartés, le visage enflammé, les yeux retournés et n’en laissant plus voir que le blanc, les veines des pieds et des mains gonflées et près d’éclater, il frappait sa tête contre le plancher, et répétait d’une voix rauque toujours le même mot. Rostow se pencha pour mieux entendre :

« À boire, à boire ! » disait ce malheureux.

Regardant autour de lui, il se demanda où il pourrait transporter le mourant et lui donner de l’eau.

« Qui donc les soigne ? » demanda-t-il au chirurgien.

Au même moment, un soldat du train, sortant de l’autre pièce et le prenant pour un des chefs inspecteurs de l’hôpital, fit le salut militaire en passant devant lui :

« Transporte-le ailleurs et donne-lui de l’eau.

— Entendu, Votre Noblesse, répondit le soldat sans bouger.

— On n’en fera rien, » se dit Rostow, et il allait sortir, lorsqu’il se sentit instinctivement attiré vers un coin de la chambre par un regard fixé obstinément sur lui. Un vieux soldat, au teint jauni, à l’expression sombre, à la barbe grise et inculte, semblait vouloir lui demander quelque chose. Il s’approcha de lui