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gâtées, en se racontant des histoires sur les guerres de Potemkine et de Souvorow ou des récits merveilleux sur Alëcha, le panier percé, ou sur Mikolka, le manœuvre.

Les officiers demeuraient par deux et par trois dans des cabanes délabrées. Les anciens s’occupaient de la paille, des pommes de terre (l’argent abondait, quoiqu’on n’eût rien à manger), et la plupart passaient leur temps à jouer aux cartes ou à d’autres jeux plus innocents, tels que les osselets et la svaïka[1]. On causait peu des affaires en général, surtout parce qu’on devinait qu’il n’y avait rien de bon à apprendre.

Rostow logeait avec Denissow, et le premier comprenait que, tout en ne lui parlant jamais de sa famille, c’était à son amour malheureux pour Natacha qu’il devait la recrudescence de son affection, et leur amitié réciproque n’en devenait que plus vive. Denissow exposait le plus rarement possible son ami au danger, et l’accueillait avec une joie expansive, lorsqu’il le voyait revenir sain et sauf. Dans une des reconnaissances où Rostow avait été envoyé pour chercher des vivres, il trouva dans un village voisin un vieux Polonais avec sa fille qui allaitait un enfant. À moitié nus, mourant de faim et de froid, ils n’avaient aucun moyen de s’éloigner. Il les amena au bivouac, les logea chez lui, et les secourut quelque temps jusqu’au rétablissement du vieillard. Un camarade, venant à causer de femmes, assura en riant que Rostow était le plus fin d’eux tous, et qu’il aurait bien dû leur faire faire connaissance avec la jeune et jolie Polonaise qu’il avait sauvée. Vivement blessé de ces propos, il répondit à l’officier par une volée d’injures, et Denissow eut toutes les peines du monde à les empêcher de se battre. Lorsque l’officier fut parti, Denissow, qui ignorait lui-même la nature des relations de son ami avec la Polonaise, lui fit des reproches sur son emportement :

« Mais comment veux-tu que j’agisse autrement ? Je la regarde comme ma sœur et je ne puis te dire à quel point j’ai été blessé… car enfin c’est comme si… »

Denissow lui frappa sur l’épaule et se mit à marcher en long et en large, signe chez lui d’une forte émotion :

« Ah ! quelle diable de race que ces Rostow… » murmura-t-il.

Et Nicolas vit briller des larmes dans les yeux de son ami.

  1. Jeu que l’on joue avec un clou à grosse tête et un anneau. (Note du trad.)