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santé était meilleure l’hiver dernier, mais au printemps sa blessure s’est rouverte, et le médecin lui conseille de faire une cure à l’étranger. Son moral aussi me tourmente : il ne peut pas, à l’exemple de nous autres femmes, pleurer son chagrin, mais il le porte en dedans de lui-même ; aujourd’hui il est gai, animé, grâce à votre arrivée… c’est si rare ! Tâchez de lui persuader de voyager, il a besoin d’activité, et cette vie monotone le tue… on ne le remarque pas, mais je le vois ! »

À dix heures du soir, les domestiques s’élancèrent sur le perron, au tintement des clochettes de l’attelage qui ramenait le vieux prince. Pierre et André allèrent à sa rencontre.

« Qui est-ce ? demanda le vieux en descendant de voiture. — Ah oui ! très content ! ajouta-t-il en reconnaissant le jeune homme, embrasse-moi… là ! »

Il était de bonne humeur, et le combla de tant de prévenances, que le prince André les trouva, une heure plus tard, engagés dans une vive discussion. Pierre prouvait qu’un jour viendrait où il n’y aurait plus de guerre, tandis que le vieux prince, sans se fâcher, mais en le raillant, soutenait le contraire :

« Pratique une saignée, mets de l’eau à la place du sang, et alors il n’y aura plus de guerre ! Chimères de femme, chimères de femme ! » ajouta-t-il, en tapant affectueusement sur l’épaule de son adversaire, et en s’approchant de la table, où son fils, qui ne voulait pas prendre part à la conversation, examinait les papiers qu’il avait apportés.

« Le maréchal de la noblesse, lui dit-il, le comte Rostow, n’a guère fourni que la moitié de son contingent, et, arrivé une fois en ville, il s’est imaginé de m’inviter à dîner ! Je lui en ai donné un… de dîner ! Regarde ce papier !… Sais-tu qu’il me plaît, ton ami, il me réveille ! Un autre vous raconte des choses intelligentes, et on n’a pas envie de les écouter, tandis que celui-ci me bombarde de balivernes, qui amusent ma vieille tête. Allez, allez souper, je vous rejoindrai peut-être pour me disputer encore… Tu me feras le plaisir d’aimer ma sotte princesse Marie, n’est-ce pas ? »

Pendant ce séjour à Lissy-Gory, Pierre apprécia tout le charme de l’affection qui l’unissait au prince André. Le vieux prince et la princesse Marie, qui le connaissaient à peine quand il y était arrivé, le traitaient déjà en ancien ami. Il se sentait aimé, non seulement de cette dernière, dont il avait gagné le cœur par sa douceur envers ses protégés, mais même