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qui, embarrassé par ses éperons, sauta gauchement dans la chambre.

La bouteille une fois placée à sa portée, Dologhow enjamba la fenêtre avec lenteur et précaution, en abaissant ses jambes ; alors, s’appuyant des deux mains aux deux côtés de la fenêtre il en mesura de l’œil la largeur. Puis il s’assit doucement, laissa aller ses mains, se pencha un peu à gauche, puis à droite, et saisit la bouteille.

Anatole apporta deux bougies et les plaça dans l’embrasure. Il faisait pourtant grand jour. Le dos et la tête crépue de Dologhow en chemise étaient éclairés des deux côtés. Tous se serrèrent autour de la fenêtre, l’Anglais en avant des autres. Pierre souriait en silence. Tout à coup un des assistants, terrifié et mécontent, se glissa au premier rang, avec l’intention de saisir Dologhow par sa chemise.

« Messieurs, ce sont des folies, il se blessera mortellement, » s’écria cet homme sage, plus sage assurément que ses camarades.

Anatole l’arrêta.

« Ne le touche pas, tu vas l’effrayer et il se tuera, et alors quoi ? hein ! »

Dologhow, s’appuyant sur ses mains et cherchant à se mettre d’aplomb, se retourna :

« Si quelqu’un essaye encore de s’en mêler, je le ferai descendre par là à la minute. Voilà ! » dit-il, laissant lentement tomber ces mots à travers ses lèvres minces et serrées… Puis ayant prononcé : Voilà ! il se retourna, porta la bouteille à sa bouche, rejeta sa tête en arrière et leva le bras qu’il avait encore de libre, afin de s’assurer un contrepoids. Un des domestiques, en train de rassembler les verres sur la table, s’arrêta immobile, à demi penché, et ne quitta plus des yeux la fenêtre et la tête de Dologhow.

L’Anglais, les lèvres fortement pincées, regardait de côté. Celui qui avait essayé, mais en vain, d’empêcher cette folie, s’était précipité dans un coin de la chambre sur un canapé, la figure tournée vers la muraille. Pierre se couvrit les yeux, et un faible sourire passa sur sa figure, qui exprimait l’épouvante et l’horreur. Il se fit un grand silence.

Pierre ouvrit les yeux et vit Dologhow assis dans la même position ; seulement sa tête penchait si fortement en arrière, que ses cheveux crépus touchaient le col de sa chemise, tandis que le bras qui tenait la bouteille s’élevait de plus en plus, vacillant un peu sous l’effort. La bouteille se vidait à vue d’œil.