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et minutieuse qui leur est nécessaire et qu’ils auraient désiré trouver en moi… Je suis en train de m’arranger ici un coin où je puisse vivre tranquille… Arrive la milice, dont il faut, bon gré mal gré, que je m’occupe.

— Pourquoi ne servez-vous plus ?

— Comment, après Austerlitz ? dit le prince André d’un air sombre. Non, je me suis juré de ne plus servir dans l’armée active, et je tiendrai parole, quand même Bonaparte serait là, dans le gouvernement de Smolensk. Il menacerait Lissy-Gory même, que je ne rentrerais pas dans les rangs ! Quant à la milice, comme mon père est aujourd’hui commandant en chef du 3e arrondissement, je n’avais d’autre moyen de me délivrer du service actif que de servir sous ses ordres.

— Vous voyez bien cependant que vous servez ?

— Oui, je sers !

— Mais alors pourquoi servez-vous ?

— Pourquoi ? c’est bien simple : mon père est l’un des hommes les plus remarquables de son siècle. Il se fait vieux, et, sans être précisément dur, il a trop d’activité de caractère. L’habitude qu’il a d’un pouvoir illimité le rend terrible, à présent surtout qu’il le tient, en qualité de général en chef, de l’empereur lui-même. Il y a quinze jours, si j’avais tardé de deux heures, il aurait fait pendre un misérable employé à Youknow. Personne, excepté moi, n’ayant d’empire sur lui, je suis obligé de servir, pour l’empêcher de commettre des actes qui, plus tard, le condamneraient à des remords éternels.

— Vous voyez bien !

— Oui, mais ce n’est pas comme vous l’entendez. Je ne souhaitais et ne souhaite aucun bien à ce scélérat d’employé, qui a volé des bottes aux miliciens ; j’aurais été même enchanté de le voir pendre, mais c’est mon père qui me faisait de la peine, et mon père ou moi, c’est la même chose ! »

Les yeux du prince André s’animaient de plus en plus d’un éclat fiévreux, à mesure qu’il cherchait à prouver à Pierre qu’il ne se préoccupait jamais du bien à faire à son prochain :

« Tu veux donner la liberté à tes paysans ? c’est une bonne chose ; mais, crois-moi, elle ne profitera, ni à toi, qui, je suppose, n’as jamais, ni battu, ni exilé personne, ni à tes paysans, qui ne s’en trouvent pas plus mal pour être battus et envoyés en Sibérie, car là-bas leurs plaies ont tout le temps de se cicatriser… ils y recommencent la même vie animale que par le passé, et ils se retrouvent exactement aussi heureux.