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et les autres c’est le prochain, comme la princesse Marie et toi vous l’appelez, le prochain, cette grande source d’iniquité et de mal ! Le prochain, sais-tu, ce sont tes paysans de Kiew que tu rêves de combler de bienfaits.

— Vous voulez sans doute plaisanter ? s’écria Pierre, excité par cette apostrophe. Quelle erreur, quelle injustice peut-il y avoir dans mon désir, si faiblement réalisé encore, de leur faire du bien ? Quel mal y a-t-il à instruire ces pauvres gens, ces paysans, qui sont nos frères après tout, et qui naissent et meurent en ne connaissant de Dieu et de la vérité que des pratiques extérieures et des prières sans aucun sens pour eux ? Quel mal y a-t-il à leur apprendre, à croire à une vie future, où ils auront la consolation de trouver des compensations et des récompenses ? Quel mal et quelle erreur y a-t-il à les empêcher de mourir sans secours, sans soins, lorsqu’il est si facile de leur donner ce qui leur est matériellement nécessaire, un hôpital, un médecin, un asile ? N’est-ce pas un bienfait palpable, certain, que les quelques moments de repos que je puis accorder au paysan, à la femme avec enfants, nuit et jour accablés de soucis ? Je l’ai fait… sur une très petite échelle, il est vrai, mais enfin je l’ai fait, et vous ne me persuaderez pas que j’aie eu tort et que vous n’êtes pas de mon avis. J’ai, du reste, acquis une autre conviction, c’est que la jouissance que procure le bien que l’on fait est le seul bonheur de la vie.

— Oui, sans doute, si tu poses la question de cette façon, c’est tout autre chose, reprit le prince André. Je bâtis une maison, je plante un jardin, et toi, tu construis des hôpitaux ; l’un et l’autre peuvent être considérés comme un passe-temps. Mais laissons à Celui qui sait tout le droit de juger le bien et le mal. Je vois que tu veux continuer la discussion ? Eh bien, allons… »

Et ils sortirent sur le perron, qui faisait office de terrasse.

« Tu parles d’écoles, d’enseignement, etc., etc., c’est-à-dire, ajouta-t-il en lui indiquant un paysan qui passait en les saluant, que tu veux le tirer de sa bestialité, lui donner des besoins moraux, lorsque, à mon sens, le bonheur animal est le seul bonheur possible pour lui… et tu veux l’en priver ! Il me fait envie, et tu veux le rendre moi, sans lui donner les moyens dont je dispose ? Tu veux alléger son travail, lorsqu’à mon avis le travail physique lui est aussi indispensable que le travail intellectuel l’est pour nous ? Toi, tu ne peux pas