Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/433

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Oui, mais tuer un homme, ce n’est pas bien, c’est injuste…

— Pourquoi injuste ? Il ne nous est pas donné de savoir ce qui est juste ou injuste ! L’humanité s’est toujours trompée et se trompera toujours sur ce sujet.

— L’injuste, c’est le mal qu’on peut faire au prochain, dit Pierre, voyant avec plaisir que son ami reprenait intérêt à la conversation, et qu’il arriverait à découvrir ce qui l’avait changé à ce point envers lui.

— Qui donc t’a expliqué ce qui est le mal pour ton prochain ?

— Mais, dit Pierre, ne savons-nous pas ce qu’est le mal pour nous-mêmes ?

— Oui, nous le savons ; mais ce qui sera le mal pour moi ne le sera peut-être pas pour un autre, répondit avec vivacité le prince André. Je ne connais que deux maux bien réels, le remords et la maladie ; il n’y a de bien que l’absence de ces maux : vivre pour soi et les éviter tous deux, voilà toute ma science.

— Et l’amour du prochain, et le dévouement ? s’écria Pierre. Non, je ne suis point de votre avis ! Vivre et éviter le mal pour n’avoir pas à s’en repentir, c’est trop peu ; j’ai vécu ainsi, et mon existence a été perdue sans utilité, et ce n’est que maintenant que je vis…, que je tâche de vivre pour les autres, que j’en comprends tout le bonheur. Non, mille fois non, je ne suis pas de votre avis, et vous-même, vous ne pensez pas ce que vous dites.

Le prince André, les yeux fixés sur lui, l’écoutait avec un sourire railleur :

« Tu vas faire la connaissance de ma sœur, la princesse Marie, et vous vous conviendrez parfaitement, j’en suis sûr. Après tout, tu as peut-être raison pour toi, et chacun vit à sa façon. Tu dis avoir perdu ton existence en vivant ainsi, et n’avoir compris le bonheur qu’en vivant pour les autres ; eh bien, moi, c’est le contraire, j’ai vécu pour la gloire, et qu’est-ce que la gloire, si ce n’est aussi l’amour du prochain, le désir de lui être utile et de mériter ses louanges ? J’ai donc vécu pour les autres, et mon existence est perdue, perdue sans retour ; depuis que je vis pour moi, je suis plus calme !

— Mais comment est-il possible de vivre pour soi seul ? demanda Pierre en s’échauffant. Et votre fils, votre sœur, votre père ?

— Ils font partie de mon moi, ce ne sont pas les autres,