Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/426

Cette page a été validée par deux contributeurs.

surcharger de travail ; les femmes et les enfants devaient en être exemptés ; les punitions devaient se borner à des réprimandes, et dans chaque bien il fallait organiser des hôpitaux, des asiles et des écoles. Quelques-uns des intendants (et il y en avait qui savaient à peine lire) l’écoutèrent avec terreur, en prêtant à ses paroles une portée qui leur était toute personnelle : il était mécontent de leur gestion et savait qu’ils le volaient. D’autres, après le premier moment d’effroi, s’amusèrent du bégaiement embarrassé de leur maître, et de ses idées, si étranges et si nouvelles pour eux. Le troisième groupe l’écouta par devoir et sans déplaisir. Le quatrième, composé des plus intelligents, l’intendant général en tête, y découvrirent tout de suite comment il fallait se comporter avec lui, pour en arriver à leurs fins. Aussi les intentions philanthropiques de Pierre rencontrèrent-elles chez eux une grande sympathie : « Mais, ajoutèrent-ils, il est de première nécessité de s’occuper des biens mêmes, vu le mauvais état de vos affaires. »

Malgré l’immense fortune du comte Besoukhow, son fils se trouvait en effet beaucoup plus riche avant d’en avoir hérité, avec les 10 000 roubles de pension que lui faisait son père, qu’avec les 500 000 roubles de rente qu’on lui supposait. Son budget était, en gros, à peu près le suivant : On avait à payer à la banque foncière 80 000 roubles pour l’engagement des terres ; 30 000 pour l’entretien de la maison de campagne près de Moscou, la maison de Moscou et la rente à la princesse Catherine et à ses sœurs ; 15 000 en pensions et en fondations de charité ; 150 000 à la comtesse ; 70 000 en intérêts de dettes ; 10 000 environ dépensés pendant les deux dernières années pour la construction d’une église, et les 100 000 qui lui restaient s’en allaient, il ne savait comment, si bien que, tous les ans, il était obligé d’emprunter, sans compter les incendies, la disette, la nécessité de rebâtir fabriques et maisons ; aussi Pierre, dès son premier pas, se vit forcé de s’occuper lui-même de ses affaires, et il n’avait pour cela ni le goût, ni la capacité voulue.

Tous les jours il y consacrait quelques heures, sans qu’elles avançassent d’une ligne. Il sentait qu’elles continuaient à aller leur train habituel, sans que son travail eût la moindre influence sur leur marche accoutumée. De son côté, l’intendant en chef les lui présentait sous le plus triste aspect, lui démontrant la nécessité de payer ses dettes et d’entreprendre de nouveaux travaux avec la corvée, ce à quoi Pierre résistait,