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dernière campagne ne peut vous donner la moindre idée. La moitié des régiments forme des troupes libres, qui parcourent la contrée, en mettant tout à feu et à sang. Les habitants sont ruinés de fond en comble, les hôpitaux regorgent de malades, et la disette est partout. Deux fois le quartier général a été attaqué par des troupes de maraudeurs, et le général en chef a été obligé lui-même de demander un bataillon pour les chasser. Dans une de ces attaques, on m’a emporté ma malle vide et ma robe de chambre. L’Empereur veut donner le droit à tous les chefs de division de fusiller les maraudeurs, mais je crains fort que cela n’oblige une moitié de l’armée de fusiller l’autre[1]. »

Le prince André avait commencé cette lecture avec distraction ; mais gagné peu à peu par l’intérêt qu’il y trouvait, tout en n’accordant du reste qu’une valeur relative au récit de Bilibine, arrivé à cette dernière phrase, il froissa la lettre et la jeta de côté, dépité de sentir que cette vie, si éloignée de lui à présent, pouvait encore lui causer de l’émotion. Il ferma les yeux, se passa la main sur le front comme pour en chasser toute trace, et prêta l’oreille à ce qui se faisait dans la chambre de l’enfant. Il lui sembla entendre un bruit étrange. Craignant qu’il ne se fût produit une aggravation dans l’état du petit malade pendant qu’il lisait, il s’approcha de la porte sur la pointe du pied. En entrant, il crut voir, à la figure bouleversée de la bonne, qu’elle cachait quelque chose et que la princesse Marie n’était plus là !

« Mon ami ! » dit sa sœur derrière lui. Comme il arrive souvent à la suite d’une insomnie prolongée ou de violentes inquiétudes, une terreur involontaire s’empara de lui : il crut entendre dans ces mots comme un appel désespéré, comme l’annonce de la mort de son enfant, que tout, du reste, semblait rendre probable.

« Tout est fini ! » pensa-t-il, et une sueur froide inonda son front ! S’approchant du berceau avec la conviction qu’il le trouverait vide, que la vieille bonne cachait l’enfant mort, il en tira les rideaux, et ses yeux, effarés par la peur, ne purent rien distinguer. Enfin il l’aperçut. Le petit garçon, les joues rouges, couché en travers du berceau, la tête plus bas que l’oreiller, tétait en rêve ; sa respiration était douce et égale.

Tout joyeux et tout rassuré, il se pencha, et appliquant ses

  1. En français dans l’original. (Note du trad.)