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frappés de sa ressemblance avec la défunte, et, chose étrange que le prince se garda de faire remarquer à sa sœur, l’artiste lui avait involontairement donné cette même expression de doux reproche qu’il avait lue sur les traits de sa femme, glacés par la mort : « Ah ! qu’avez-vous fait de moi ?… »

Bientôt après son retour, le prince André reçut de son père en toute propriété la terre de Bogoutcharovo, située à quarante verstes de Lissy-Gory ; aussi, fuyant les souvenirs pénibles et cherchant la solitude, il profita de cette générosité du vieux prince, dont il supportait avec peine le caractère difficile, pour s’y construire un pied-à-terre, afin d’y passer la plus grande partie de son temps.

Il s’était fermement décidé, après la bataille d’Austerlitz, à abandonner la carrière militaire, ce qui l’obligea, à la reprise de la guerre, pour ne point reprendre du service actif, de s’employer sous les ordres de son père, en l’aidant à la formation des milices. Le père et le fils semblaient avoir changé de rôle : le premier, excité par son activité, ne présageait à cette campagne qu’une heureuse issue, tandis que le fils la déplorait au fond de son cœur et voyait tout en noir.

Le 26 février de l’année 1807, le vieux prince partit pour une inspection et son fils resta à Lissy-Gory, comme il faisait d’habitude durant ses absences. Le cocher qui l’avait mené à la ville voisine en rapporta des lettres et des papiers pour le prince André.

Le valet de chambre, ne l’ayant pas trouvé chez lui, passa dans l’appartement de la princesse Marie sans l’y rencontrer ; l’enfant, malade depuis quatre jours, lui donnait des inquiétudes, et il était auprès de lui.

« Pétroucha vous demande, Votre Excellence, il a apporté des papiers, dit une fille de service au prince André, qui, assis sur un tabouret très bas, versait d’une main tremblante et comptait avec un soin extrême les gouttes qu’il laissait tomber dans un verre à pied, à moitié plein d’eau.

— Qu’est-ce ? » dit-il brusquement, et ce mouvement involontaire lui fit verser quelques gouttes de trop. Jetant le contenu du verre, il recommença son opération.

À part le berceau, il n’y avait dans la chambre que deux fauteuils et quelques petits meubles d’enfant ; les rideaux étaient tirés devant les fenêtres ; sur la table brûlait une bougie, qu’un grand cahier de musique, placé en écran, empêchait d’éclairer trop vivement le petit malade.