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III

Arrivé chez lui, Pierre ne fit part à personne de son retour. Il s’enferma et passa ses journées à lire Thomas A. Kempis, qui lui avait été remis, il ne savait par qui, et il n’y voyait qu’une chose, la possibilité, jusque-là inconnue pour lui, d’atteindre à la perfection, et de croire à cet amour fraternel et actif entre les hommes, que lui avait dépeint Basdéiew. Une semaine après son arrivée, le jeune comte polonais Villarsky, qu’il ne connaissait que fort peu, entra chez lui un soir, avec cet air solennel et officiel qu’avait eu le témoin de Dologhow. Il referma la porte, et s’étant bien assuré qu’il n’y avait personne dans la chambre :

« Je suis venu chez vous, lui dit-il, pour vous faire une proposition. Une personne, très haut placée dans notre confrérie, a fait des démarches pour que vous y soyez admis avant le terme et m’a proposé d’être votre parrain. Accomplir la volonté de cette personne est pour moi un devoir sacré. Désirez-vous entrer, sous ma garantie, dans la confrérie des francs-maçons ? »

Le ton froid et sévère de cet homme, qu’il n’avait vu qu’au bal, coquetant, avec un aimable sourire sur les lèvres, dans la société des femmes les plus brillantes, frappa Pierre.

« Oui, je le désire, » répondit-il.

Villarsky inclina la tête :

« Encore une question, comte, à laquelle je vous prie de répondre, non comme un membre futur de notre société, mais en galant homme et en toute sincérité : avez-vous renié vos opinions passées ? Croyez-vous en Dieu ? »

Pierre réfléchit :

« Oui, répondit-il, je crois en Dieu !

— Dans ce cas… » Pierre l’interrompit encore : « Oui, je crois en Dieu !

— Partons alors, ma voiture est à vos ordres. »

Villarsky se tut pendant le trajet. À une question de Pierre, qui lui demandait ce qu’il avait à faire et à répondre, il se borna à lui dire que des frères, plus dignes que lui, l’éprouveraient, et qu’il n’avait qu’à dire la vérité.