Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/400

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Non, fais atteler. »

« Partira-t-il vraiment sans m’avoir initié à sa pensée et sans m’avoir mis dans la bonne voie ? se disait Pierre, qui s’était levé, et marchait dans la chambre, la tête baissée. Oui, j’ai mené une vie méprisable, mais je ne l’aimais pas, je n’en voulais pas !… Et cet homme connaît la vérité et il peut me l’enseigner ! »

Le voyageur, ayant achevé d’arranger ses paquets, se tourna vers lui et lui dit d’un ton indifférent et poli :

« De quel côté vous dirigez-vous, monsieur ?

— Je vais à Pétersbourg, répondit Pierre avec une certaine hésitation, et je vous remercie ! Je suis tout à fait de votre avis : ne pensez pas que je sois aussi mauvais. J’aurais sincèrement désiré être tel que vous auriez voulu me voir, mais je n’ai jamais été secouru par personne !… Je me reconnais coupable !… Aidez-moi, enseignez-moi, et peut-être qu’un jour… » Un sanglot lui coupa la parole.

Le franc-maçon garda longtemps le silence ; il réfléchissait : « Dieu seul peut vous venir en aide, mais le secours que notre ordre est en mesure de vous donner vous sera accordé. Puisque vous allez à Pétersbourg, remettez ceci au comte Villarsky (il tira un portefeuille, et, sur une grande feuille pliée en quatre, il écrivit quelques mots). Maintenant, encore un conseil : consacrez les premiers temps de votre séjour à l’isolement et à l’étude de vous-même. Ne reprenez pas votre ancienne existence. Bon voyage, monsieur, ajouta-t-il en voyant entrer son domestique, et bonne chance ! »

Le voyageur s’appelait Ossip Alexéiévitch Basdéiew, comme Pierre le vit dans le livre du maître de poste. Basdéiew était un franc-maçon et un martiniste très connu du temps de Novikow. Longtemps après son départ, Pierre continua à marcher sans penser à se coucher, sans penser même à partir, se reportant à son passé corrompu, et se représentant, avec cette exaltation de l’homme qui veut se régénérer, cet avenir de vertu irréprochable, qui lui paraissait si facile à réaliser. Il lui semblait qu’il ne s’était perverti que parce qu’il avait oublié, à son insu, tout ce qu’il y avait de douceur dans le bien. Ses doutes s’étaient dissipés : il croyait fermement à l’union fraternelle de tous les hommes, n’ayant d’autre but que s’entr’aider sur le chemin de la vertu. C’est ainsi qu’il comprenait l’ordre et les principes de la franc-maçonnerie.