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— La sagesse suprême a d’autres bases que l’intelligence et les sciences humaines, telles que l’histoire, la physique et la chimie, qui s’écroulent au moindre souffle. La sagesse suprême est Une ; elle n’a qu’une science, la science universelle, la science qui explique la Création et la place que l’homme y occupe. Pour la comprendre, il faut se purifier et régénérer son moi ; il faut donc, avant de savoir, croire et se perfectionner. La lumière divine, qui brille au fond de nos âmes, s’appelle la conscience. Que ta vue spirituelle se reporte sur ton être intérieur, et demande-toi si tu es content de toi-même, et à quel résultat tu es arrivé, n’ayant pour guide que ton intelligence ! Vous êtes jeune, vous êtes riche, vous êtes intelligent, qu’avez-vous fait de tous ces dons, dont vous avez été comblé ? Êtes-vous content de vous-même et de votre existence ?

— Non, je l’ai en horreur !

— Si tu l’as en horreur, change-la, purifie-toi, et, à mesure que tu te transformeras, tu apprendras à connaître la sagesse ! Comment l’avez-vous passée cette existence ? En orgies, en débauches, en dépravations, recevant tout de la société et ne lui donnant rien. Comment avez-vous employé la fortune que vous avez reçue ? Qu’avez-vous fait pour votre prochain ? Avez-vous pensé à vos dizaines de milliers de serfs ? Leur êtes-vous venu en aide moralement ou physiquement ? Non, n’est-ce pas ? Vous avez profité de leur labeur pour mener une existence corrompue ! Voilà ce que vous avez fait. Avez-vous cherché à vous employer utilement pour votre prochain ? Non. Vous avez passé votre vie dans l’oisiveté. Puis, vous vous êtes marié : vous avez accepté la responsabilité de servir de guide à une jeune femme. Qu’avez-vous fait alors ? Au lieu de l’aider à trouver le chemin de la vérité, vous l’avez jetée dans l’abîme du mensonge et du malheur. Un homme vous a offensé, vous l’avez tué, et vous dites que vous ne connaissez pas Dieu, et que vous avez votre existence en horreur ! Comment en serait-il autrement ? »

Après ces paroles, le franc-maçon, que la véhémence de son discours avait visiblement fatigué, s’appuya contre le dossier du canapé et ferma les yeux, presque inanimé. Ses lèvres remuaient sans laisser échapper aucun son. Pierre l’examinait, son cœur débordait, mais il n’osait rompre le silence.

Le franc-maçon eut une petite toux de vieillard, il appela son domestique.

« Les chevaux ? demanda-t-il.

— On vient d’en amener. Vous ne vous reposerez pas un peu ?