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-maçons étaient ordinairement l’objet, je crains de ne point vous comprendre ; je crains que ma manière de voir sur la Création en général ne soit en complet désaccord avec la vôtre.

— Je connais votre manière de voir… Vous croyez, et la majorité des hommes le pense comme vous, qu’elle est le produit du travail de votre intelligence ? Non, monsieur… Elle est le fruit de l’orgueil, de la paresse et de l’ignorance !… Vous nourrissez une triste erreur, et c’est pour la combattre que j’ai engagé cette conversation.

— Pourquoi ne supposerais-je pas que l’erreur est de votre côté ?

— Je n’oserais pas dire que je connais la vérité, répliqua le franc-maçon, qui étonnait Pierre de plus en plus par la précision et la fermeté de ses paroles. Personne ne parvient seul jusqu’à la vérité ; c’est seulement pierre par pierre, avec le concours des milliers de générations qui se sont succédé depuis Adam jusqu’à nous, que s’élève l’édifice destiné à devenir un jour le temple digne du Grand Dieu.

— Je dois vous avouer que je ne crois point en Dieu, » dit Pierre avec effort, mais il sentait l’obligation de ne rien cacher de sa pensée.

Le franc-maçon le regarda d’un œil profond et avec le sourire d’un bon riche, dont les millions vont rendre heureux le pauvre qui lui confie sa misère :

« Mais vous ne le connaissez pas, monsieur, vous ne pouvez pas le connaître, et vous êtes malheureux, parce que vous ne le connaissez pas.

— Oui, oui, je le sais bien, je suis malheureux, mais qu’y puis-je faire ?

— Vous ne le connaissez pas… Il est ici, il est en moi, il est dans mes paroles, poursuivit le franc-maçon d’une voix sévère, il est en toi jusque dans cette négation blasphématoire que tu viens de prononcer ! »

Il se tut et soupira, en s’efforçant de reprendre son calme.

« S’il n’existait pas, reprit-il à demi-voix, nous n’en causerions pas. De qui as-tu parlé ? Qui as-tu renié ? s’écria-t-il tout à coup avec une exaltation fiévreuse et une puissance dominatrice. Qui donc l’aurait inventé, s’il n’existait pas ? D’où t’est venue, à toi et au monde entier, l’idée d’un être incompréhensible, tout-puissant, et éternel dans tous ses attributs ?… Il existe ! reprit-il après un long silence, que Pierre se garda