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engrenage de son existence s’était tordu et tournait toujours sans accrocher le cran et sans pouvoir s’arrêter.

Le maître de poste rentra pour lui dire humblement que, si Son Excellence voulait bien attendre deux petites heures, il pourrait lui donner des chevaux de courrier. Il mentait évidemment et n’avait d’autre but que de rançonner le voyageur : « Ce qu’il fait est-il bien ou mal ? se dit Pierre. Pour moi qui en profite, c’est bien ; mais pour le voyageur qui viendra après moi, ce sera mal. Quant à lui, il ne peut faire autrement, car il n’a pas de quoi se mettre sous la dent… Il m’a assuré que l’officier l’avait battu pour cela ?… Si l’officier l’a battu, c’est qu’il était pressé et que cela le retardait… Et moi j’ai tiré sur Dologhow, parce que je me croyais offensé… et Louis XVI a été exécuté parce qu’on le regardait comme criminel… et, un an plus tard, on a exécuté ceux qui l’avaient condamné… Qu’est-ce qui est mal ? qu’est-ce qui est bien ?… Que faut-il aimer ? Que faut-il haïr ?… Pourquoi vivre ! Qu’est-ce que la vie ? Qu’est-ce que la mort ?… Quelle est cette force inconnue qui dirige le tout ?… » Il ne trouvait pas de réponse à ces questions, sauf une seule qui n’en était pas une : « la mort ! car alors ou tu sauras tout, ou tu cesseras de questionner… » Mais c’était effrayant de mourir.

La marchande de cuirs de Torjok lui vantait d’une voix perçante sa marchandise, surtout des pantoufles en peau de chèvre. « J’ai des centaines de roubles dont je ne sais que faire et cette femme en pelisse déchirée me regarde timidement !… Que ferait-elle de cet argent ?… Lui donnerait-il un cheveu de plus de bonheur ou de paix ?… Quelque chose au monde peut-il lui épargner, à elle comme à moi, les atteintes du mal ou de la mort ?… La mort, qui met un terme à tout, qui peut venir aujourd’hui ou demain, rend tout indifférent en comparaison de l’éternité !… » et de nouveau il pressait l’engrenage de ses pensées, qui continuait à tourner toujours à vide au même endroit.

Son domestique lui apporta un livre à moitié coupé, un roman par lettres de Mme de Souza ; il se mit à lire le récit des malheurs et de la lutte vertueuse d’une certaine Amélie de Mansfield. « Et pourquoi a-t-elle lutté contre son séducteur, se demanda-t-il, puisqu’elle l’aimait ? Il est impossible que Dieu ait fait naître dans son âme des désirs contraires à sa volonté. Mon ex-femme n’a pas lutté et peut-être avait-elle raison !… On n’a rien découvert, on n’a rien inventé, et nous savons seu-