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CHAPITRE V

I

Après son explication avec sa femme, Pierre s’était mis en route pour Pétersbourg. Arrivé au relais de Torjok, il n’y trouva pas de chevaux, ou peut-être le maître de poste ne voulut-il pas lui en donner ; obligé d’attendre, il s’étendit, sans se déshabiller et sans quitter ses grosses bottes fourrées, sur le grand divan placé devant une table ronde, et se mit à réfléchir.

« Faut-il apporter les malles et préparer un lit ? Votre Excellence veut-elle du thé ?… »

Pierre ne répondit pas : il n’avait rien vu, ni rien entendu, plongé dans les réflexions qui l’absorbaient depuis quelques heures ; peu lui importait, en face des graves questions qui s’agitaient dans son esprit, d’arriver plus ou moins tard à Pétersbourg et de se reposer ici ou ailleurs.

Le maître de poste, sa femme, le domestique, la marchande d’objets brodés d’or et d’argent[1] entraient tour à tour pour lui offrir leurs services. Pierre, sans changer de position, les regardait par-dessus ses lunettes, ne se rendant pas compte de ce qu’ils lui voulaient. Comment ces gens-là pouvaient-ils vivre tranquilles, sans avoir résolu les douloureux problèmes qui n’avaient cessé de le tourmenter depuis ce duel, suivi pour lui d’une si terrible nuit d’insomnie ? Dans l’isolement de son voyage, il ne pouvait s’empêcher d’y revenir constamment, sans parvenir à les résoudre. C’était comme si le principal

  1. Genre d’industrie spéciale à la ville de Torjok. (Note du trad.)