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pourrait croire qu’il y a en elles autre chose ; mais non, rien, rien ! Oui, mon ami, ne te marie pas… »

Ce furent les dernières paroles du prince André.

« Ce qui me paraît singulier, dit Pierre, c’est que vous, vous puissiez vous trouver incapable, et croire que vous avez manqué votre vie, quand l’avenir est devant vous et que… »

Son intonation faisait voir en quelle haute estime il tenait son ami et tout ce qu’il en attendait.

Quel droit a-t-il de parler ainsi, pensait Pierre, pour qui le prince André était le type de toutes les perfections, justement parce qu’il avait en lui la qualité qu’il sentait lui manquer à lui-même, c’est-à-dire la force de volonté. Il avait toujours admiré chez son ami la facilité et l’égalité de ses rapports avec des gens de toute espèce, sa mémoire merveilleuse, ses connaissances variées, car il lisait tout ou prenait un aperçu de toute chose, ainsi que son aptitude au travail et à l’étude. Si Pierre était frappé de ne point rencontrer chez André de dispositions à la philosophie spéculative, ce qui était son faible à lui, il n’y voyait point un défaut, mais une force de plus.

Dans les relations les plus intimes, les plus amicales et les plus simples, la flatterie et la louange sont aussi nécessaires que l’huile qui graisse le rouage et le fait marcher.

« Je suis un homme fini, aussi ne parlons plus de moi, mais de toi, » reprit le prince André, après un moment de silence, et en souriant à cette heureuse diversion.

Le visage de Pierre refléta aussitôt ce changement de physionomie.

« De moi ? dit-il, et sa bouche s’épanouit en un sourire joyeux et inconscient… ? Mais, de moi, il n’y a rien à dire. Que suis-je d’ailleurs ? Un bâtard !… — Et il rougit subitement, car il avait fait pour prononcer ce mot un visible effort, — Sans nom, sans fortune, et… en vérité… je suis libre et content, pour le moment, du moins. Seulement je ne sais, vous l’avouerai-je, ce que je dois entreprendre, et je tenais sérieusement à vous demander conseil là-dessus. »

Le prince André le regardait avec une affectueuse bienveillance ; mais cette bienveillance amicale laissait cependant deviner la conscience qu’il avait de sa supériorité.

« J’ai de l’affection pour toi, parce que tu es le seul homme vivant, dans tout notre cercle ; tu es satisfait ; eh bien ! choisis à ton goût, le choix importe peu. Tu seras bien partout ; mais