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« Mon Dieu, mon Dieu ! se disait-il, je suis un homme perdu… déshonoré… oui, il ne me reste plus qu’à me loger une balle dans la tête… pourquoi donc chanter ? S’en aller ?… Bah, ils n’ont qu’à continuer, après tout ça m’est bien égal !… » et Nicolas, sombre et morose, marchait toujours, en évitant le regard des jeunes filles.

« Nicolas, qu’avez-vous ? » semblait lui demander Sonia, qui avait tout d’abord remarqué sa tristesse.

Natacha, avec son flair habituel, en était également frappée, mais elle était si loin de toute idée de chagrin, de douleur et de repentir, sa gaieté était si exubérante que, comme il arrive souvent à la jeunesse, elle ne tarda pas à ne plus s’en préoccuper : « Je m’amuse trop, pensa-t-elle, pour gâter mon plaisir par sympathie pour une douleur qui n’est pas la mienne… et puis je me trompe sans doute, il est probablement aussi gai que moi ».

« Voyons, Sonia, » dit-elle, en s’élançant vivement au milieu de la salle, où l’acoustique lui semblait devoir être meilleure. Relevant la tête et laissant pendre ses bras le long de son corps, comme font les danseuses, elle semblait dire, en réponse au regard passionné de Denissow : « Voilà comme je suis ! »

« De quoi donc peut-elle se réjouir ? pensait Nicolas… Comment cela ne l’ennuie-t-il pas ? »

Natacha lança sa première note, sa poitrine se gonfla, et ses yeux prirent une expression profonde. Elle ne pensait à rien, ni à personne, en ce moment ; sa bouche entr’ouverte en un sourire laissa échapper des sons, ces sons que le premier gosier venu peut lancer à toute heure avec les mêmes inflexions, et qui nous laisseront froids et indifférents mille fois, pour nous faire frissonner et pleurer d’émotion à la mille et unième.

Natacha avait sérieusement étudié son chant pendant l’hiver, à cause surtout de Denissow, que sa voix ravissait au septième ciel. Elle ne chantait plus en enfant, et l’on ne sentait plus les efforts maladroits de l’écolière. Bien que d’une rare étendue, sa voix n’était pas suffisamment travaillée, au dire des connaisseurs. Et cependant, les connaisseurs, malgré leurs critiques, s’abandonnaient à leur insu à la jouissance que leur causait cette voix, encore inhabile à prendre sa respiration à temps et à se jouer des difficultés ; et longtemps après qu’elle s’était tue, ils ne demandaient qu’à l’entendre encore et encore. On sentait si bien s’épanouir en elle cette suave virginité