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faute, puisque la chance est pour lui, et je ne suis pas coupable non plus !… Quel mal ai-je fait ?… Ai-je tué ou offensé quelqu’un ?… Pourquoi donc cet effroyable malheur ? Il n’y a qu’un moment que je me suis approché de cette table, avec le désir de gagner cent roubles, d’acheter à maman un coffret pour sa fête et de m’en retourner bien vite… J’étais heureux, libre !… Quand donc a commencé pour moi ce fatal revirement ?… Je suis le même cependant, je suis à la même place !… Non, c’est impossible !… cela ne peut durer ! »

Il était rouge, tout en nage, et faisait peine à voir, surtout à cause de ses efforts surhumains pour conserver du calme.

La colonne des pertes s’élevait à la somme fatale de 43 000 roubles, et Rostow avait déjà apprêté sa carte pour un paroli de 3 000 roubles qu’il venait de gagner, lorsque Dologhow, ramassant son jeu, le mit de côté, fit rapidement l’addition avec la craie et en inscrivit le total en chiffres bien alignés :

« Allons souper, il en est temps ! Voilà les bohémiens » dit-il, et une dizaine d’hommes et de femmes, au teint cuivré, entrèrent dans la chambre, en apportant avec eux le froid du dehors. Nicolas comprit que tout était perdu.

« Quoi, c’est tout ? et moi qui t’avais préparé une jolie petite carte, » dit-il à Dologhow, en feignant l’indifférence, et comme si l’action seule du jeu l’intéressait.

« Maintenant, tout est fini, pensait-il, tout ! Maintenant une balle dans la tête… c’est tout ce qui me reste à faire ! »

« Voyons, encore une petite carte, reprit-il.

— Volontiers, fit Dologhow, en finissant d’additionner le total de 43 021 roubles. Va pour 21 roubles ! Rostow, qui avait marqué 6 000 sur une carte, les effaça pour écrire 21.

— Cela m’est égal, dit-il, ce qui m’intéresse, c’est de savoir si tu me donneras ce dix. »

Dologhow taillait sérieusement. Oh ! comme Rostow le haïssait en ce moment !… Le dix fut pour lui !

« Vous me devez 43 000 roubles, comte, dit Dologhow, en se levant et en s’étirant… On se fatigue à la fin de rester assis.

— Moi aussi, je suis fatigué, répliqua Rostow.

— Quand pourrai-je recevoir l’argent, comte ? » reprit l’autre, comme pour lui faire sentir que la plaisanterie était déplacée.

Nicolas rougit jusqu’au blanc des yeux, et l’emmenant à l’écart :