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pille en menue monnaie ! Oui, c’est ainsi ; tu as beau me regarder de cet air étonné. Si tu comptais devenir quelque chose par toi-même, tu sentiras à chaque pas que tout est fini, que tout est fermé pour toi, sauf les salons où tu coudoieras un laquais de cour et un idiot… Mais à quoi sert de… ? »

Et sa main retomba avec force sur la table.

Pierre ôta ses lunettes. Ce mouvement, en changeant complètement sa figure, laissait mieux encore voir sa bonté et sa stupéfaction.

« Ma femme, continua le prince André, est une excellente femme, une de celles avec lesquelles l’honneur d’un mari n’a rien à craindre ; mais que ne donnerais-je pas en ce moment, grands dieux ! pour n’être pas marié ! Tu es le premier et le seul à qui je l’avoue, parce que je t’aime ! »

Le prince André, en parlant ainsi, ressemblait de moins en moins à ce prince Bolkonsky qui se carrait dans un des fauteuils de Mlle Schérer, fermant à demi les yeux et lançant à demi-voix des phrases en français. Chaque muscle de sa figure sèche et nerveuse avait un tressaillement de fièvre ; ses yeux, dont le feu paraissait toujours éteint, brillaient et rayonnaient avec éclat. On devinait qu’il était d’autant plus violent dans ces courts instants d’irritabilité maladive, qu’il semblait faible et sans vigueur dans son état habituel.

« Tu ne me comprends pas, et c’est pourtant l’histoire de toute une existence ! Tu parles de Bonaparte et de sa carrière, continua-t-il, bien que Pierre n’en eût pas soufflé mot… mais Bonaparte, lorsqu’il travaillait, marchait à son but, pas à pas, il était libre, il n’avait que cet objet en vue, et il l’a atteint. Mais que tu aies le malheur de te lier à une femme, et te voilà enchaîné comme un forçat ; tout ce que tu sentiras en toi de forces et d’aspirations ne fera que t’accabler et te remplir de regrets. Les commérages de salon, les bals, la vanité, la mesquinerie, voilà le cercle magique qui te retiendra. Je m’en vais à présent faire la guerre, une des plus formidables guerres qui aient jamais eu lieu, et je ne sais rien, je ne suis capable de rien ; mais en revanche je suis très aimable, très caustique, et l’on m’écoute chez Mlle Schérer ! Et puis cette société stupide dont ma femme ne peut se passer !… Si seulement tu savais ce qu’elles valent, toutes ces femmes distinguées et toutes les femmes en général. Mon père a raison ! L’égoïsme, la vanité, la sottise, la médiocrité en tout… voilà les femmes, lorsqu’elles se montrent comme elles sont. À les voir dans le monde, on