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Il essaya de marcher. La chambre devint silencieuse, il se passa quelques secondes, tout à coup un cri formidable retentit :

« Ce n’est pas elle, elle n’en aurait pas eu la force ! » se dit le prince André, et il courut à la porte ; le cri cessa, il entendit le vagissement d’un enfant.

« Pourquoi a-t-on apporté ici un enfant ? s’écria-t-il dans le premier moment. Que fait là cet enfant ? Ou bien, est-ce cet enfant qui est né ? »

Quand il comprit tout à coup ce que ce cri renfermait de bonheur, les larmes l’étouffèrent et, se reposant sur l’appui de la fenêtre, il se mit à sangloter. La porte s’ouvrit. Le docteur, sans habit, les manches de chemise retroussées, sortit pâle et tremblant. Le prince André se retourna, mais le docteur, le regardant d’un air égaré, passa sans mot dire. Une femme se précipita hors de la chambre, et s’arrêta, interdite, à la vue du prince André. Il entra chez sa femme. Elle était morte, et couchée dans la même position où il l’avait vue quelques instants auparavant : son jeune et ravissant visage avait conservé la même expression, malgré la fixité des yeux et la pâleur des joues :

« Je vous aime tous, je n’ai fait de mal à personne, et qu’avez-vous fait de moi ? » semblait dire cette tête charmante que la vie avait abandonnée. Dans un coin de la chambre, quelque chose de petit et de rouge vagissait dans les bras tremblants de la sage-femme.


Deux heures après, le prince André entra à pas lents dans le cabinet de son père, qui savait tout. En ouvrant la porte, il le trouva devant lui. Le vieux prince étreignit en silence, de ses bras secs, pareils à des tenailles de fer, le cou de son fils, et fondit en larmes.


Trois jours plus tard, on enterrait la petite princesse, et le prince André monta les degrés du catafalque pour lui dire un dernier adieu. Les yeux de la morte étaient fermés, mais son petit visage n’avait pas changé et elle semblait toujours dire : « Qu’avez-vous fait de moi ? » Le prince André ne pleurait pas, mais il sentit son cœur se déchirer à la pensée qu’il était coupable de torts, désormais irréparables et inoubliables. Le vieux prince baisa à son tour une des frêles mains de cire, qui étaient croisées l’une sur l’autre, et l’on aurait cru que la