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Le prince André le retint.

« Non, Pierre ; attends. La princesse est trop bonne pour me priver du plaisir de passer ma soirée avec toi.

— Oui, il ne pense qu’à lui, murmura-t-elle, sans pouvoir retenir des larmes de dépit.

— Lise ! » reprit sèchement le prince André, dont la voix était montée au diapason qui indiquait que sa patience était à bout.

Tout à coup sur son joli minois d’écureuil en colère se répandit cette expression craintive, timide et timorée que prend souvent un chien lorsque, de sa queue abaissée, il frappe la terre rapidement et sans bruit.

« Mon Dieu, mon Dieu, » murmura-t-elle en jetant à son mari un regard sournois, puis, relevant sa robe d’une main, elle s’approcha de lui et lui mit un baiser sur le front.

« Bonsoir, Lise, » dit-il en se levant à son tour et en lui baisant la main, comme à une étrangère.


VIII

Les deux amis se taisaient. Ni l’un ni l’autre ne se décidait à parler. Pierre regardait à la dérobée le prince André, qui se frottait le front de sa petite main.

« Allons souper, » dit-il en soupirant, et il se dirigea vers la porte. Ils entrèrent dans une magnifique salle à manger nouvellement décorée. Les cristaux, l’argenterie, la vaisselle, le linge damassé, tout portait l’empreinte de la nouveauté, cette marque distinctive des jeunes ménages. Au milieu du souper, le prince André s’accouda sur la table et se mit à parler avec une irritation nerveuse que Pierre n’avait jamais remarquée en lui, et comme un homme qui a quelque chose sur le cœur depuis longtemps et qui se décide enfin à entrer dans la voie des confidences.

« Mon cher ami, ne te marie que lorsque tu auras fait tout ce que tu veux faire, lorsque tu auras cessé d’aimer la femme de ton choix et que tu l’auras bien étudiée ; autrement, tu te tromperas cruellement et d’une façon irréparable ! Marie-toi plutôt vieux et bon à rien ! Alors tu ne risqueras pas de gaspiller tout ce qu’il y a en toi d’élevé et de bon. Oui, tout s’épar-