Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/366

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Il n’y a donc rien ?

— Rien, » répondit la princesse, en la regardant franchement. Elle s’était décidée, et avait décidé son père à ne rien lui dire jusqu’après sa délivrance, qui était attendue de jour en jour. Le père et la fille portaient et cachaient ce lourd chagrin, chacun à sa façon. Quoiqu’il eût envoyé un émissaire en Autriche pour chercher les traces d’André, le vieux prince était convaincu que son fils était mort, et il avait déjà commandé pour lui, à Moscou, un monument qui devait être placé dans son jardin. Il n’avait rien changé à son genre de vie, mais ses forces le trahissaient. Il marchait et mangeait moins, dormait peu, et s’affaiblissait visiblement. La princesse Marie espérait : elle priait pour son frère, comme s’il était vivant, et attendait à toute heure l’annonce de son retour.

VIII

« Ma bonne amie, lui dit un matin la petite princesse…, » et sa petite lèvre se retroussa comme d’habitude, mais cette fois avec une tristesse marquée, car depuis le jour où la terrible nouvelle avait été reçue, les sourires, les voix, la démarche même de chacun, tout portait dans la maison l’empreinte de la douleur, et la petite princesse, sans s’en rendre compte, en subissait involontairement l’influence.

« Ma bonne amie, je crains que le « fruschtique[1] » de ce matin, comme dit Phoca le cuisinier, ne m’ait fait du mal ?

— Qu’as-tu, ma petite âme ? Tu es pâle, tu es très pâle, s’écria la princesse Marie, en accourant tout effrayée auprès d’elle.

— Ne faudrait-il pas envoyer chercher Marie Bogdanovna, Votre Excellence ? dit une des filles de chambre qui se trouvait là. Marie Bogdanovna était la sage-femme du chef-lieu de district, et depuis quinze jours on l’avait fait venir à Lissy-Gory.

— Tu as raison, c’est vrai, c’est peut-être ça… Je vais y aller… Courage, mon ange !…, et embrassant sa belle-sœur, elle s’apprêta à sortir de la chambre.

  1. Le déjeuner. (Note du trad.)