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trouvés sur le champ de bataille, qui m’ont été transmises par les parlementaires. »

Le vieux prince reçut cette lettre très tard dans la soirée, et le lendemain matin il sortit pour faire sa promenade habituelle ; morose et sombre, il n’adressa pas une parole à son homme d’affaires, ni à son jardinier, ni à l’architecte.

Lorsque la princesse Marie entra, elle le trouva occupé à son tour, mais il ne se retourna pas comme il en avait coutume.

« Ah ! princesse Marie ! » dit-il tout à coup en jetant le repoussoir. La roue, par suite de l’impulsion reçue, continuait à tourner, et le grincement de cette roue, qui allait en s’affaiblissant, se lia plus tard, dans le souvenir de sa fille, avec la scène qui suivit.

Elle s’approcha de lui, et, à la vue de sa physionomie, un sentiment indéfinissable lui comprima le cœur. Ses yeux se troublèrent. Les traits de son père avaient une contraction plutôt de méchanceté que de tristesse et d’abattement ; ils trahissaient la lutte violente qui se passait en lui, et lui disaient qu’un terrible malheur allait tomber sur sa tête, le plus terrible de tous, celui qu’elle n’avait pas encore éprouvé, la perte irréparable d’une de ses plus chères affections !

« Mon père ! André ?… » et cette pauvre fille, gauche et disgracieuse, prononça ces paroles avec un charme si puissant de sympathie et d’abnégation, que le vieux prince, sous l’influence de ce regard, laissa échapper un sanglot en se détournant.

« J’ai reçu des nouvelles : on ne le trouve nulle part, ni parmi les prisonniers, ni parmi les morts. Koutouzow m’a écrit… Il a été tué !… » dit-il tout à coup de sa voix perçante, comme pour chasser sa fille par ce cri.

La princesse ne bougea pas, et ne s’évanouit pas. Elle était déjà pâle, mais, à ces mots, son visage sembla se transformer, et ses beaux yeux s’éclairèrent subitement. On aurait dit qu’un sentiment ineffable venu d’en haut, indépendant des douleurs et des joies de ce monde, s’étendait comme un baume sur le coup qui venait de les frapper. Oubliant la crainte qu’elle avait de son père, elle lui saisit la main, l’attira à elle, et baisa sa joue sèche et parcheminée.

« Mon père, lui dit-elle, ne vous détournez pas de moi, pleurons ensemble.

— Ces misérables, ces pleutres ! s’écria le prince, en l’écartant. Perdre une armée, perdre des hommes ! Et pourquoi ?… Va l’annoncer à Lise ! » La princesse Marie se laissa tomber