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sait pourquoi, et m’enferme toute seule à la campagne.

— Avec mon père et ma sœur, vous l’oubliez.

— Cela revient au même ; j’y serai seule, loin de mes amis à moi, et il veut que je sois tranquille ? »

Elle parlait d’un ton boudeur ; sa lèvre relevée, loin de donner à sa physionomie une expression souriante, lui prêtait au contraire quelque chose qui faisait songer à un méchant petit rongeur. Elle se tut, ne trouvant peut-être pas convenable de faire allusion à sa grossesse devant Pierre, car là était le nœud de la situation.

« Je ne puis pourtant pas deviner de quoi vous avez peur, » reprit lentement son mari, sans la quitter du regard.

La princesse rougit et fit un geste de désespoir.

« André, André, pourquoi êtes-vous si changé ?

— Votre médecin vous défend de veiller ; vous devriez aller vous mettre au lit. »

La princesse ne répondit rien, mais ses lèvres tremblèrent, tout à coup. Quant à lui, il se leva, haussa les épaules et se mit à arpenter son cabinet.

Pierre, naïvement surpris, les observait tous deux ; enfin il fit un mouvement comme pour se lever, mais il s’arrêta.

« Ça m’est égal que monsieur Pierre soit présent, s’écria la princesse, dont la jolie figure fit la grimace de l’enfant qui va pleurer. Il y a longtemps, André, que je voulais te le demander : pourquoi es-tu devenu tout autre avec moi ? Que t’ai-je fait ? Tu vas rejoindre l’armée, tu n’as aucune pitié pour moi. Pourquoi ?

— Lise ! » dit le prince André.

Et ce seul mot contenait à la fois la prière, la menace et l’assurance qu’elle allait regretter ses paroles.

Elle continua pourtant avec précipitation :

« Tu me traites en malade ou en enfant. Je vois tout… Tu n’étais pas ainsi il y a six mois !

— Lise, finissez, je vous en prie, » reprit son mari en élevant la voix.

Pierre, dont l’agitation n’avait fait que croître pendant cet entretien, se leva et s’approcha de la jeune femme. Il paraissait ne pouvoir supporter la vue de ses larmes, et l’on aurait dit qu’il était prêt à pleurer avec elle.

« Calmez-vous, princesse ; ce sont des idées… J’ai éprouvé cela aussi… je vous assure… enfin… non, excusez-moi ; je suis de trop comme étranger. Tranquillisez-vous. Adieu ! »