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d’une voix entrecoupée, où sommes-nous ? À Moscou, n’est-ce pas ? Écoute,… je l’ai tuée, elle… elle ne le supportera pas, elle ne le supportera pas !

— Mais qui donc ? dit Rostow surpris.

— Ma mère, ma pauvre mère, ma mère adorée ! »

Et Dologhow éclata en sanglots. Quand il fut un peu calmé, il expliqua à Rostow qu’il vivait avec sa mère, que, si elle le voyait mourant, elle ne survivrait pas à sa douleur, et le supplia d’aller la prévenir, ce que Rostow fit aussitôt, tout en apprenant, à sa grande stupéfaction, que ce mauvais sujet, ce bretteur, demeurait avec une vieille mère et une sœur bossue, et qu’il était pour elles le plus tendre des fils et le meilleur des frères.


VI

Les tête-à-tête de Pierre et de sa femme étaient devenus de plus en plus rares, surtout depuis les dernières semaines. À Moscou, comme à Pétersbourg, leur maison était remplie de monde du matin au soir. La nuit qui suivit le duel, au lieu d’aller retrouver sa femme dans sa chambre à coucher, il la passa, comme il lui arrivait du reste souvent, dans le grand cabinet de son père, celui-là même où le vieux comte était mort.

Se jetant sur le canapé, il essaya de dormir pour oublier tout ce qui venait de lui arriver ; mais il s’éleva dans son âme une telle tempête de sensations, de pensées, de souvenirs, que non seulement il lui fut impossible de fermer les yeux, mais même de rester en place. Il se leva et se mit à arpenter sa chambre à pas saccadés, tantôt il pensait aux premiers temps de leur mariage, à ses belles épaules, à son regard langoureux et passionné ; tantôt il voyait se dresser à côté d’elle Dologhow, beau, impudent, avec son sourire diabolique, tel qu’il l’avait vu au dîner du club ; tantôt il le revoyait pâle, frissonnant, défait et s’affaissant sur la neige.

« Et après tout, se disait-il, j’ai tué son amant… oui, l’amant de ma femme ! Comment cela s’est-il fait ? — C’est arrivé, parce que tu l’as épousée, lui répondait une voix intérieure. — Mais en quoi suis-je donc coupable ? — Tu es coupable de l’avoir épousée sans l’aimer, continuait la voix ; tu l’as trompée,