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ce qui allait se passer ; on voyait, à sa figure fatiguée, qu’il avait veillé toute la nuit, et ses yeux tremblotaient involontairement à la lumière. Deux questions le préoccupaient exclusivement : la culpabilité de sa femme, qui pour lui ne faisait plus de doute, et l’innocence de Dologhow, auquel il reconnaissait le droit de ne pas ménager l’honneur d’un homme, qui après tout lui était étranger : « Peut-être en aurais-je fait tout autant, se dit Pierre, oui, certainement je l’aurais fait !… Mais alors ce duel, alors ce duel serait un assassinat ?… Ou bien je le tuerai, ou bien ce sera lui qui me touchera à la tête, au coude, au pied, au genou… Ne pourrais-je donc me cacher et m’enfuir quelque part ? » Et, en même temps, il demandait, avec un calme qui inspirait le respect à ceux qui l’observaient : « Serons-nous bientôt prêts ? »

Après avoir enfoncé les sabres dans la neige, indiqué l’endroit jusqu’où chacun devait marcher, et chargé les pistolets, Nesvitsky s’approcha de Pierre :

« Je croirais manquer à mon devoir, comte, dit-il d’une voix timide, et je ne justifierais pas la confiance que vous m’avez témoignée et l’honneur que vous m’avez fait en me choisissant comme second, si dans cette minute solennelle je ne vous disais pas toute la vérité… Je ne crois pas que le motif de l’affaire soit assez grave pour verser du sang… Vous avez eu tort, vous vous êtes emporté…

— Ah ! oui, c’était bien bête !… dit Pierre.

— Dans ce cas, laissez-moi porter vos excuses, et je suis sûr que nos adversaires les accepteront, dit Nesvitsky, qui, comme tous ceux qui sont mêlés à des affaires d’honneur, ne prenait la rencontre au sérieux qu’au dernier moment. Il est plus honorable, comte, d’avouer ses torts que d’en arriver à l’irréparable. Il n’y a pas eu d’offense grave, ni d’un côté ni de l’autre. Permettez-moi…

— Les paroles sont inutiles ! dit Pierre… Ça m’est bien égal… Dites-moi seulement de quel côté je dois aller et où je dois tirer. » Il prit le pistolet, et, n’en ayant jamais tenu un de sa vie et ne s’inquiétant guère de l’avouer, il questionna ses témoins sur la façon de presser la détente : « Ah ! c’est ainsi… c’est vrai, je l’avais oublié.

— Aucune excuse, aucune, décidément ! » répondit Dologhow à Rostow, qui de son côté avait essayé une tentative de réconciliation.

L’endroit choisi était une petite clairière, dans un bois de