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services que je lui ai rendus ; oui, je comprends combien il trouverait, piquant de me tromper de la sorte, mais je n’y crois pas, je n’ai pas le droit d’y croire ! »

Il avait souvent été frappé de l’expression méchante de la figure de Dologhow, comme le jour où ils avaient jeté à l’eau l’ours et l’officier de police, ou bien lorsqu’il provoquait quelqu’un sans raison, ou qu’il tuait d’un coup de pistolet le cheval d’un isvostchik, et aujourd’hui, lorsque leurs yeux se rencontraient, il retrouvait dans son regard cette même expression. « Oui, c’est un bretteur ; tuer un homme est le dernier de ses soucis ; il se dit que chacun a peur de lui, et moi tout le premier… et cela doit lui faire plaisir… Et au fond c’est vrai… J’ai peur de lui ! » Ainsi pensait Pierre, pendant que Rostow s’entretenait gaiement avec ses deux amis, Denissow et Dologhow, dont l’un était un brave hussard et l’autre un franc vaurien. Leur bruyant trio faisait un singulier contraste avec la personne massive, sérieuse et préoccupée de Pierre, pour lequel Rostow d’ailleurs n’avait pas de sympathie : primo, c’était un pékin millionnaire, le mari d’une beauté à la mode, et une poule mouillée, trois crimes irrémissibles à ses yeux de hussard ; secundo, Pierre, distrait et pensif, ne lui avait pas rendu son salut, et lorsqu’on avait porté la santé de l’Empereur, abîmé dans ses réflexions, Pierre ne s’était pas levé !

« Eh bien, et vous ? lui cria Rostow irrité de plus en plus. N’entendez-vous pas ? À la santé de l’Empereur ! »

Pierre soupira, se leva avec résignation, vida son verre, et quand tout le monde fut rassis, il s’adressa à Rostow avec son bon sourire :

« Tiens, et moi qui ne vous avais pas reconnu ! »

Rostow, qui s’égosillait à crier hourra ! n’entendit même pas.

« Eh bien, tu ne renouvelles pas connaissance ? dit Dologhow.

— Que le bon Dieu le bénisse, cet imbécile ! répondit Rostow.

— Il faut soigner les maris des jolies femmes, » lui dit à demi-voix Denissow.

Pierre devinait qu’ils parlaient de lui, mais il ne pouvait les entendre. Cependant il rougit et se détourna.

« Et maintenant, buvons à la santé des jolies femmes ! dit Dologhow d’un air moitié sérieux et moitié souriant… Pétroucha !… À la santé des jolies femmes et de leurs amants ! »

Pierre, les yeux baissés, buvait sans regarder Dologhow et sans lui répondre. En ce moment, le laquais qui distribuait