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l’avoir épousée ! Je vous en demande pardon, mais vous n’entendez rien aux femmes. Quel disputeur vous faites, monsieur Pierre !

— Je dispute aussi contre votre mari, car je ne comprends pas pourquoi il va faire la guerre, » dit Pierre en s’adressant à la princesse, sans le moindre symptôme de cet embarras qui existe souvent entre un jeune homme et une jeune femme.

La princesse tressaillit ; la réflexion de Pierre l’avait touchée au vif.

« Eh bien, moi aussi, je lui dis la même chose. Vraiment, je ne comprends pas pourquoi les hommes ne peuvent vivre sans guerre ? Pourquoi ne désirons-nous rien, n’avons-nous besoin de rien, nous autres femmes ? Voyons, je vous en fais juge. Je suis toujours à lui répéter que sa position ici comme aide de camp de mon oncle est des plus brillantes : chacun le connaît, chacun l’apprécie ! Pas plus tard que ces jours-ci, chez les Apraxine, j’ai entendu une dame dire : « C’est là le fameux « prince André ! » ma parole d’honneur ! »

Et elle éclata de rire.

« Voilà comment il est reçu partout, et il peut, quand il le voudra, devenir aide de camp de l’empereur, car l’empereur, vous le savez, s’est entretenu très gracieusement avec lui ! Nous le disions justement, Annette et moi, Ce serait si facile à arranger ! Qu’en pensez-vous ? »

Pierre regarda le prince André et se tut en voyant que son ami paraissait contrarié.

« Quand partez-vous ? demanda-t-il.

— Ah ! ne me parlez pas de ce départ, je ne veux pas en entendre parler, reprit la princesse de cet air à la fois capricieux et enjoué qu’elle avait eu avec Hippolyte, mais qui, dans ce cercle intime dont Pierre faisait partie, détonnait singulièrement. Lorsque j’ai pensé aujourd’hui qu’il me faudra rompre avec toutes des chères relations… je…, et puis, sais-tu, André, et elle lui fit un imperceptible clignement d’yeux en frissonnant… j’ai peur ! »

Son mari la regarda stupéfait, comme s’il venait seulement de s’apercevoir de sa présence. Il lui répondit pourtant avec une froide politesse :

« Que craignez-vous, Lise ? Je ne vous comprends pas.

— Voilà bien les hommes ! Des égoïstes, tous des égoïstes ! Parce qu’il lui est venu une fantaisie, il m’abandonne, Dieu