Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/344

Cette page a été validée par deux contributeurs.

poisson bien frais, de veau bien blanc, d’asperges, de concombres, de fraises !… Le comte était membre et directeur du club depuis sa fondation. Personne mieux que lui ne savait organiser sur une grande échelle un banquet solennel, d’autant mieux qu’il payait de sa poche le surplus des dépenses prévues. Le chef et le maître d’hôtel recevaient avec une satisfaction évidente les instructions du comte, sachant par expérience ce que leur rapporterait un dîner de plusieurs milliers de roubles.

« Rappelle-toi bien, n’oublie pas les crêtes, les crêtes dans le potage à la tortue.

— Il faudra donc trois plats froids ? demanda le cuisinier.

— Il me paraît difficile qu’il y en ait moins, répondit le comte après un moment de silence.

— Il faudra donc acheter les grands sterlets ? demanda le maître d’hôtel.

— Certainement ! Que faire d’ailleurs, puisqu’on ne cède pas sur le prix… Ah ! mon Dieu, mon Dieu, et moi qui allait oublier une seconde entrée ! Où est ma tête ? mon Dieu !

— Où me procurerai-je des fleurs ?

— Mitenka ! Mitenka ! va-t’en au grand galop à ma « datcha » s’écria le comte en s’adressant à son intendant. Donne l’ordre à Maxime, le jardinier, d’employer à la corvée pour m’amener tout ce qu’il y a dans mes orangeries. Il faut que deux cents orangers soient ici vendredi. Qu’on les emballe bien et qu’on les recouvre de feutre ! »

Ses dispositions achevées, il se disposait à aller retrouver « sa petite comtesse » et à se reposer un peu chez elle, lorsque se souvenant de différentes recommandations qu’il avait oubliées, il fit appeler de nouveau le maître queux et le maître d’hôtel, et recommença ses explications. La porte s’ouvrit, et le jeune comte entra d’un pas léger et assuré, en faisant sonner ses éperons. Les bons résultats d’une vie tranquille et heureuse se lisaient sur son teint reposé.

« Ah ! mon garçon, la tête me tourne, dit le vieux comte un peu honteux de ses graves occupations ; allons, aide-moi, il faudra avoir les chanteurs de régiment, il y aura aussi un orchestre… et les bohémiens ? qu’en penses-tu ? Vous les aimez vous autres militaires ?

— Vraiment, cher père, je parie que le prince Bagration quand il se préparait à la bataille de Schöngraben, était moins affairé que vous aujourd’hui.