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Grandi et devenu homme à ses propres yeux, le souvenir de son désespoir, quand il avait manqué son examen de catéchisme, de l’emprunt fait à Gavrilo l’isvostchik, des baisers échangés en secret avec Sonia, tout cela ne lui semblait qu’un enfantillage qui se perdait bien loin derrière lui ; tandis que maintenant il était un lieutenant de hussards avec le dolman argenté, la croix de soldat de Saint-Georges sur la poitrine ; il avait un beau trotteur qu’il entraînait pour les courses de société, en compagnie d’amateurs connus, âgés et respectables ; il avait lié connaissance avec une dame qui demeurait sur le boulevard et chez laquelle il passait ses soirées ; enfin, il dirigeait la mazurka au bal des Arkharow, parlait guerre avec le feld-maréchal Kamenski, dînait au club anglais, et tutoyait un colonel de quarante ans, ami de Denissow.

Comme il n’avait pas vu l’Empereur depuis longtemps, la passion qu’il éprouvait autrefois pour lui s’était affaiblie, mais il aimait à en parler et à laisser croire que son dévouement avait un motif inexplicable pour le commun des mortels, tout en partageant, au fond de son cœur, l’adoration dont Moscou, qui avait décerné à l’empereur Alexandre le surnom d’« Ange terrestre », entourait son souverain bien-aimé.

Pendant son court séjour dans sa famille, Rostow s’était plutôt éloigné que rapproché de Sonia, malgré sa beauté, ses attraits et l’amour qui éclatait dans toute sa personne. Il passait par cette phase de jeunesse où chaque minute est si emplie, que le jeune homme n’a pas le temps de penser à aimer. Il craignait de s’engager, il était jaloux de cette indépendance qui pouvait seule lui permettre de réaliser tous ses désirs, et il se disait à la vue de Sonia : « J’en trouverai beaucoup comme elle, beaucoup qui me sont encore inconnues ! Il sera toujours temps d’aimer et de m’en occuper plus tard. » Il dédaignait, dans sa virilité, de vivre au milieu des femmes et faisait mine d’aller à contre-cœur au bal et dans le monde ; mais les courses, le club anglais, les parties fines, Denissow et les visites là-bas, c’était autre chose, et c’était vraiment là ce qui convenait à un jeune et élégant hussard !

Au commencement de mars, le vieux comte Ilia Andréïévitch fut très occupé des préparatifs d’un dîner qu’on donnait au club anglais en l’honneur du prince Bagration.

Le comte se promenait en robe de chambre dans la grande salle, donnant des ordres à Phéoctiste, le célèbre maître d’hôtel du club, et lui recommandait de se pourvoir de primeurs, de