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Sonia ; il rougit et ne sut comment l’aborder. Ils s’étaient embrassés la veille dans leur première explosion de joie, mais aujourd’hui ils comprenaient que ce n’était plus possible ; il sentait peser sur lui le regard interrogateur de sa mère et de ses sœurs, qui cherchaient à pressentir ce qu’il allait faire. Il lui baisa la main et lui dit « vous », tandis que leurs yeux, se rencontrant, semblaient se tutoyer et s’embrasser avec tendresse ; ceux de Sonia semblaient implorer son pardon, pour avoir osé lui rappeler sa promesse par l’intermédiaire de Natacha et le remercier de son amour. Lui, de son côté, la remerciait de l’avoir dégagé de sa parole et lui disait qu’il ne cesserait jamais de l’aimer, parce que la voir c’était l’aimer.

« Voilà qui est singulier, dit Véra, profitant d’un moment de silence général : Sonia et Nicolas se disent « vous, » comme des étrangers. » Elle avait dit juste comme toujours, mais comme toujours aussi elle avait parlé mal à propos, et chacun, sans en excepter la vieille comtesse, qui voyait dans cet amour un obstacle à un brillant mariage pour son fils, rougit d’un air embarrassé. Denissow entra au même moment, vêtu d’un nouvel uniforme, pommadé, parfumé, frisé comme un jour de bataille, et son amabilité inusitée avec les dames causa à Rostow une profonde surprise.


II

Revenu de l’armée, Nicolas Rostow fut reçu, par sa famille, en fils chéri, en héros ; par sa parenté, en jeune homme distingué et bien élevé ; par ses connaissances, comme un charmant lieutenant de hussards, danseur élégant et l’un des plus beaux partis de Moscou.

Les Rostow comptaient tout Moscou au nombre de leurs habitués. Le comte, qui avait renouvelé à la Banque l’engagement de ses terres, était complètement à flot cette année, et Nicolas, devenu propriétaire d’un superbe trotteur, poussait le genre jusqu’à porter un pantalon comme personne n’en avait encore vu dans la ville, et des bottes à la mode, aux points relevées, avec de petits éperons en argent. Il passait gaiement son temps, et éprouvait ce sentiment du bien-être retrouvé que l’on ressent si vivement lorsqu’on en a été longtemps privé.