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Or depuis trois mois Pierre cherchait une carrière et ne faisait rien. Il se passa la main sur le front :

« Ce doit être un franc-maçon ? dit-il en pensant à l’abbé qu’il avait vu à la soirée.

— Chimères que tout cela, lui dit en l’interrompant le prince André ; parlons plutôt de tes affaires. Es-tu allé voir la garde à cheval ?

— Non, je n’y suis pas allé ; mais j’ai réfléchi à une chose, que je voulais vous communiquer. Nous avons la guerre avec Napoléon ; si l’on se battait pour la liberté, je serais le premier à m’engager ; mais aider l’Angleterre et l’Autriche à lutter contre le plus grand homme qui soit au monde, ce n’est pas bien. »

Le prince André ne fit que hausser les épaules à cette sortie enfantine ; dédaignant d’y faire une réponse sérieuse, il se contenta de dire :

« Si l’on ne se battait que pour ses convictions, il n’y aurait pas de guerre.

— Et ce serait parfait, répliqua Pierre.

— C’est bien possible, mais cela ne sera jamais, reprit en souriant le prince André.

— Enfin, voyons, pourquoi allons-nous faire la guerre ?

— Pourquoi ? Je n’en sais rien ! Il le faut, et par-dessus le marché j’y vais. — et il s’arrêta. J’y vais, parce que la vie que je mène ici… ne me va pas ! »


VII

Le frôlement d’une robe se fit entendre dans la pièce voisine. À ce bruit, le prince André eut l’air de revenir à lui : il se redressa et donna à son visage l’expression qu’il avait eue pendant toute la soirée d’Anna Pavlovna. Pierre glissa ses pieds à terre. La princesse entra ; elle avait eu le temps de remplacer sa toilette du soir par un déshabillé de maison, non moins frais et non moins élégant ; son mari se leva et lui avança poliment un fauteuil.

« Je me demande souvent, dit-elle en français, selon son habitude, et en s’asseyant vivement, pourquoi Annette ne s’est pas mariée ? Comme vous êtes sots, messieurs, de ne pas